En face de nous, les bavards paranoïaques de la ville s’étaient installés, achetant les belles propriétés pour une bouchée de pain, nous toisant de leur arrogance. Les pervers narcissiques habitent dans les cités limitrophes des mégalopoles, ils sont fiers, leurs regards sucent la moelle épinière des sentiers qu’ils broutent, leur sel, leurs deux cents mètres carré d’impatience et de revanche sur la vie, ils claironnent à tout va que leur vie fut dure et indocile, qu’ils ont dû s’occuper de leurs mioches rebelles en manque d’assiduité scolaire, non conformes aux règles, des génies pour ainsi dire. En face, nous faisions figure d’amputés, de ravalés, de souillons. Les ploucs et les blaireaux c’étaient nous, eux pouvaient prétendre à nous gouverner, les mairies, les postes, les administrations ambulantes des petites communes, les comptables, les coopératives. Ils nous plaignaient : les machines bien souvent avaient broyé des mains, sectionné les doigts, avalé des pieds, écrasé des jambes, les arbres étaient tombés sur des têtes, avaient assommé, tué même certains d’entre nous qui pensaient simplement faire un peu de lumière, déblayer les feuillages des grands chênes qui faisaient trop d’ombre, empêchaient les fraises de pousser, nous étions têtes folles, étourdis, peu loquaces, mal fagotés, bouffons, peu aptes, incompréhensibles. Des Iroquois ou des Hurons, nos sabots de bois remplis de paille. Les « 200 m2 » on les appelait, ils savaient s’y prendre avec la vie : ils ne mangeaient pas n’importe quoi, ils mincissaient avec le temps, leurs visages filiformes sur leurs pièces de monnaie, ils dédaignaient le pain et le beurre, ces choses que nous avalions toute la journée sans compter, ma grand-mère mettait au four à griller ces grandes tartines de miche et sortaient des platées grillées noircies au bord, imbibées de soleil gelineux qui brillait sous la lampe. Il n’en était pas question : d’oublier leur diligence – et notre sottise. Dès qu’on ouvrait la bouche, on voyait en décalcomanie les lèvres se plisser, arborer ce rictus moqueur et fiel, nous avions de petits couteaux dans les pupilles, mais ils ne les voyaient pas, il n’y avait que ces mots désordre, pliés sous le poids de l’accent, ce patois détestable et honteux. Ils accumulaient les attitudes blessantes, de véritables cafards, venant dans nos cours débiter des horreurs pour nous empêcher de dormir, disant entre leurs dents blanches bleuies de sel, qu’un tel avait de la haine contre nous, que c’était tout de même bien étrange, d’autres organisaient des « repas » et surveillaient la catastrophe du coin de l’œil en attendant qu’on l’apprenne d’un tel, que chez eux c’était « trop petit » pour inviter tout le village, oui, qu’il fallait bien comprendre, on ne peut mélanger les connaissances – qui n’auraient rien à « se dire ».
Aujourd’hui, quand je raconte tout cela à mes amies d’Aulnay-Sous-Bois, pourtant des thésardes des intellectuelles, là où parmi elles je fus accueillie sans ambages, on me dit qu’il aurait fallu leur casser les genoux. A coups de barres de métal. Que ceux qui organisent des voyages en côte d’Azur en se moquant de vos mioches handicapés, il fallait leur cracher à la gueule. Longtemps, des mois durant, jusqu’à ce qu’ils comprennent, les salopards, qu’on n’humilie pas impunément. Jamais. Un peu comme en pièce de Marivaux, quand les esclaves imposent thérapie à leurs maîtres.
Mais les pervers on ne les choisit pas. Ils s’imposent à vous, les mots doux affûtés pour convaincre, ils glissent entre les draps, le sang gangréné d’envies, de meurtre moral, de cyanure, avec leur putain de cerveau limitatif qui ne songe qu’à défigurer. Il faut les frôler sans rentrer en concordance, faire semblant d’acquiescer, ne jamais se faire remarquer, disparaître et mourir si possible, ne jamais toucher au but, car la haine est transfuge, une autre parole tentatrice de la muse. Alors nous poussions des soupirs, un jour nous aurions les mots pour raconter. Mais nous vivions au gré de la terre et des journées passées entre les bêtes, il nous fallait des provisions de paix, et de bonnes rigolades. Nous, les mioches des agriculteurs, nous étions si doctes et oublieux des limites, imprécis, brouillards sur pattes, bouillies d’avoine, gueules de patates aux joues rouges, purée d’écume sur les rochers, frotti frotta, les foins qui piquent les mollets, sans le sang âcre des gens des villes.
A force d’entendre les vieux se plaindre, les espoirs déçus de ne pouvoir poser des panneaux, ralentir la circulation devant les écoles, la rue tueuse pourtant, tous ces accidents, les camions fonceurs, ne voient pas les gamins, les mauvais virages, nous n’obtenions rien, on ne pouvait construire des ralentisseurs. Alors les gosses commençaient à tagguer sur leurs maisons JUVE DI MERDA. C’était tout ce qu’ils méritaient. Leurs prouesses, leur mépris de haute voltige, leur saloperie ambiante, leur sélection sélect, leur absence de réponse à nos demandes répétées de réparation des routes, nos demandes d’aide quand la tempête avaient déglingué le toit d’ardoises de la grange, ou plus fréquemment, quand un tracteur en reculant avait fait décoller une partie du toit en s’approchant du silo à grains, avec le long tuyau censé remplir le silo. La gouttière s’était effondrée. Heureusement, c’était toujours un miracle, elle ne nous était pas tombée sur la tête.
Un coup de poing dans l’estomac, ce texte, et quelle force ! Merci, Françoise !!
Merci tellement Helena… et je suis vos déambulations nocturnes chiens perdus avec bonheur… cette transe est communicative !….
Beaucoup d’échos à ce texte en cette période. » […] si doctes et oublieux des limites, imprécis, brouillards sur pattes, bouillies d’avoine, gueules de patates aux joues rouges, purée d’écume sur les rochers, frotti frotta, » […] Et toujours ce style tout particulier que j’aime tant. Merci, Françoise.
Merci tellement Anne d’avoir pris le temps de lire, je suis touchée !! et vraiment ne changez surtout rien à votre texte car je ne lis jamais avec les lunettes de la logique, tout est ambiance, entretenant son propre imaginaire et se mêlant à soi sans suite
Au début du texte, je me disais que j’aimais ton écriture parce qu’elle chante. Après, je me rends compte que c’est pas ça : je l’aime parce qu’elle crie. Avec tant de précision.
Comme un écho de choses vues et vécues ici en bord de mer, les tracteurs en moins, les yachts dans le port en plus.
Et le style, bien plus encore. Bravo et merci Françoise !
Les moqueries réciproques comme modes d’approche maladroite et insultante. Histoires sans fin de partage de territoires et de coutumes. L’éternelle querelle entre les natifs laborieux et les envahisseurs envieux… Les propriétaires et les tolérés…Les dépossédés et les capteurs d’espaces à moindre coût. Manichéisme perpétuel ne pouvant être dépassé que par le métissage et l’évolution des mentalités. Entre abandon des terres et surexploitation des surfaces, il y a t-il des sagesses à retrouver ? La colère de ce texte n’est qu’une étape du processus.
Du brut, et du très bon, merci Françoise, vos écritures colères sont drôlement fortes,
A suivre,
C