La fête se tient sur la pelouse bien tondue et préservée, vide d’habitation. Un vaste terrain de jeu, plus très utilisé, car il n’y a presque plus d’enfants. Il y a bien des copropriétaires qui aimeraient vendre pour se partager l’argent. La majorité s’y refuse encore. Pour combien de temps ? Avec les nouvelles règles, on pourrait y construire trois maisons au moins. C’étaient des prairies quand on est arrivé, les vergers avaient été coupés pour installer la voirie et créer les lots. On avait été heureux de trouver ce lot, un des derniers. C’était un immense chantier, des murs nus, le bruit de l’autoroute et ces gazons qui ne poussaient pas. C’était laid et pourtant on a tout de suite aimé. On a su qu’on pourrait vivre là heureux, y élever nos enfants. C’est le musicien qui parle, pas le mari, un autre mari qui joue dans un quatuor amateur. Il n’y a que des femmes et des maris ici, pas de célibataire. Sa voisine aussi est là depuis le début. Les terrains étaient convoités et le promoteur arrangeant. C’était une autre époque, presque un ami. Il avait gardé un lot pour lui, la vieille ferme qui exploitait les vergers. Ça donnait confiance. À l’époque, on avait confiance, pas comme maintenant. On sortait d’un appartement en ville et faire construire notre maison à la campagne c’était un rêve. En plus, ça se passait bien entre voisins. On était tous plus ou moins au même point, travail, enfants, écoles, vacances, c’était notre vision d’un monde heureux. Les enfants étaient heureux, pas de clôtures au début, elles sont venues après quand les maisons ont été terminées. Ils allaient les uns chez les autres en petite troupe. Exactement la vie qu’on rêvait pour eux, la campagne, le grand air. Après sont venues les piscines. La première c’est le mari qui l’a construite. Maintenant chaque maison à la sienne ou presque. Le dernier qui n’en avait pas vient de la faire construire, à la retraite, pour les petits enfants. On se retrouvait souvent pour des barbecues autour des piscines. Les enfants barbotaient, se chamaillaient, les parents buvaient du rosé, les papas surveillaient la cuisson, les mamans testaient des recettes. Celle qui croit en Dieu se rappelle son arrivée dans une maison plus grande; elle a des poules et deux gros chiens. Cette année, ils font des travaux d’isolation devenus indispensables. Les nouveaux arrivants, ceux qui ont acheté après le départ des précédents (mort ou divorce), font des travaux d’agrandissement. Les enfants grandissent , les maisons aussi. C’étaient de toutes petites maisons quand on y pense, sur un grand sous-sol avec un escalier d’accès et un balcon-terrasse sur toute la longueur de la façade. On ne vit plus comme ça. On a besoin de plus grand et chacun de son indépendance. Les premiers occupants s’étaient construit des vérandas pour agrandir le séjour, un atelier pour la fille artiste et une cabane de jardin qui était arrivée un peu trop tard quand les enfants étaient déjà grands. Quelles difficultés, ils avaient eu avec la mairie, pour le permis de construire de ce petit cabanon ! C’est celle qui reviendrait bien au conseil municipal qui parle. Elle se demande ce que vont devenir ces maisons quand ils ne seront plus là. Le temps des lotissements est révolu. L’organisation collective n’est plus supportée. À chacun son genre de clôture, son jardin de pierre s’il ne veut plus tondre la pelouse, son terrain pour jouer à la pétanque, c’est la nouvelle mode. Elle ne s’y fait pas. Quelque chose se perd, elle ne saurait dire quoi. Ça l’intéresserait de s’occuper d’urbanisme à la mairie, d’en parler avec des spécialistes. Elle aimerait comprendre vers où on va. Celle qui rêve d’avoir 25 ans dit qu’elle a toujours aimé être dans une maison dont elle n’était pas la première habitante. C’est elle qui a repris la vieille ferme. Elle en a même restauré des morceaux qui partaient en ruine et n’avaient plus de toit. Un des terrains de jeu autrefois des enfants et des chats. Pas une maison qui ait une histoire, une maison dont elle ne se sent pas responsable qui était là avant qui sera là après. Pas comme un résumé de sa vie. Elle aurait en horreur qu’une maison résume sa vie. Elle ne le dit pas comme ça. C’est l’idée. Elle aime l’idée d’y être de passage, d’être une fille de passage.