la voiture longe maintenant les quais. le fleuve a pris la couleur du long ruban de béton qui le borde et l’enserre, il est à peine visible de ce côté de la route à quatre bandes. on a quitté le quartier qui s’est étiré tant qu’il pouvait jusqu’aux berges, pour finir par se dissoudre dans le zoning industriel. mais celui-ci est suivi d’un autre zoning, d’une autre usine, d’autres entrepôts, rendant difficile de situer précisément la frontière de notre territoire.
on a dévalé les rues en pente dans un brouhaha de voix et de claquements de vitres sur les portières. la voiture grince, on rit du crissement des pneus dans les virages et d’être ballotés contre les parois. les adultes fument. on se déplace d’un univers connu à un autre et la voiture est le prolongement de notre maison. on se sent joyeux parce que c’est le voyage en voiture mais aussi parce que tout le monde est content.
le silence a fini par s’installer, les conversations se sont dissoutes quelque part le long des maisons aux briques rouges qui noircissent à mesure que l’on s’approche du fleuve. on est saisi par la familiarité des lieux, on reconnait les parois métalliques qui se dressent et s’enchevêtrent, les tunnels suspendus qui raccordent les bâtiments entre eux. aucun humain n’est jamais visible dans ces lieux.
regardez. on parle tous en même temps. voilà le fleuve. on espère voir une péniche. regardez, les usines. on guette la cheminée qui crache de temps à autre une flamme jaune dans un nuage assourdissant. les enfants s’exclament du spectacle. on a de la chance d’être passé au bon moment. on imagine papa dans ce château de métal, peut-être aux commandes de la cheminée qui crache du soufre. mais on ne voit jamais personne. on aime cette odeur.
on pourrait fermer les yeux et reconstituer le voyage rien qu’aux mouvements de la voiture. le corps anticipe les tournants et les ralentissements du véhicule, il a appris par coeur le bruit des roues sur les sols -le son lisse des routes rapides, le son saccadé des pavés ronds. on roule d’une maison à l’autre, vers celle que chacun a quitté pour vivre sa vie.
on se tait. chacun se replie en soi dans un silence nourri de la présence des autres. les enfants baignent dans une sensation de confiance, l’avenir est un bonbon emballé d’un papier coloré. elle, elle pense aux gens intéressants qu’elle voudrait rencontrer. qu’elle va rencontrer. pour elle aussi l’avenir est encore ouvert. la route longe maintenant un haut talus de prairies et de bois. la nuit elle n’est pas éclairée et nous nous sentons tout petits.
on a déjà quitté les abords du fleuve, on est surpris de voir les arbres. l’échelle n’est pas la même, on se sent gauche comme dans un univers trop petit. le talus boisé est toujours là mais quelque chose de sauvage lui a été enlevé. elle est assise sur le siège passager à côté de sa soeur qui conduit. elle, elle n’a jamais appris. elle se tait, elle traverse cette route sans la regarder. je regarde sa nuque toute frêle entre le col de son imperméable et le foulard rose qu’elle ne quitte jamais. je pense aux gens intéressants qu’elle voulait rencontrer.
grande douceur et petite tristesse ? c’est très beau, Anne, merci !
Impression de temps immobile dans un paysage qui ne change que peu. Et ces gens intéressants, elle les rencontrés ?
Le » papier coloré emballant l’avenir « qui devient « un foulard rose » entrevu dans une voiture qui relie les maisons laissée sans qu’on le veuille pour de bon. « Elle voulait voir des gens intéressants » Où sont-ils ? Et l’insouciance ? Qu’est-elle devenue ? La bagnole ne passe plus au contrôle technique mais son souvenir reste intact. Belle avancée dans la nostalgie.