D’abord la Vauxhall, un break ou quelque chose décoré extérieur bois, verte il semblerait, les souvenirs sont flous, puis la quatre chevaux dans les gris (les portes s’ouvraient dans un sens inverse de la marche, ce qui posait un problème aux femmes en robes ou jupes qui en sortant cachaient leurs jambes) (flanquée contre la pile droite en descente du pont du TGM), puis la Dauphine rouge (elle et sa mère y boivent le café, plein soleil une heure et demie parlant arabe pour qu’on ne comprenne pas) elle est devant le volant, c’est elle qui conduit, sa mère est assise à ses côtés et les portes sont ouvertes – celle de Descartes était noire mais c’était sur l’autre continent) – nous sommes à l’arrière, ce soir de juillet quand on découvre Paris dans la quatre-cent-trois bleue comme la nuit, Saint-Germain-l’Auxerrois et le pont Neuf (je croyais qu’il s’agissait d’un chiffre, peut-être le neuvième, quelque chose d’obscur – les années d’enfance – puis marcher sur la toile ocre tendue par Cristo pour l’emballer des années plus tard – c’est sans rapport avec l’automobile, mais il y a là un café, au coin du quai, on lui a changé son nom, où Modiano rencontrait son père et à l’autre bout du pont rive gauche si tu préfères cet immeuble de briques sur la droite où alors il vivait) elle est à son côté, ils se retrouvent – elle et lui, ce soir de juillet soixante, lui conduit, domicile travail comme on dit, puis la quatre-cent-quatre grise intérieur bois, station-wagon les vacances au bord de la mer Dieulefit et Forcalquier puis La Croix-Valmer, elle conduit aussi ses enfants sont à l’arrière, elle fume fenêtre ouverte on va acheter sur le bord de la route des pêches dans des cageots – parfois elle part avec lui puis revient en voiture, faire des courses en ville – va le rechercher le midi ou le soir – il rentrait déjeuner à midi souvent – des Gitane bout filtre – la Fiat millecinquecento bleu ciel, les voitures de location plus tard quand il devient directeur, l’Autobianchi vert amande (ou sauge) ou la Fiat huit-cent-cinquante blanche – puis la R16 bleu clair aussi (une de mes sœurs apprend à conduire à son volant, la flanque dans le fossé, son visage blanc de craie de zinc ou mais non, il ne se passe rien) – le temps passe, nous grandissons puis il nous fausse compagnie – il y avait d’autres vacances, en Suisse chez son frère qui était banquier à cette époque-là et qui conduisait une Cadillac blanche décapotable aux sièges de cuir rouge, deux banquettes et les ailes arrières effilées, la boîte de cigarettes Craven A dans le vide-poche, rouge bordée de blanc les bouts de liège qui en étaient des filtres – puis de la R16 elle s’en sépare achète une petite Fiat cinquecento blanche (on déménagea d’ici (rue Cujas) à là (rue de Lille), avec cette sœur-là au volant et les quelques cartons), elle la prête volontiers, elle conduit ensuite des voitures qu’on appelait « de place » chauffeur(e) elle va chercher les huiles à Roissy pour les emmener au Plaza au Crillon ou ailleurs – elle aime conduire – des Merco, des Plymouth, des Dodge – « des veaux » – puis la Panda bleu foncé (déménagements toujours, puis les visites un peu plus loin – j’avais mon permis alors, il avait fallu le passer (une diesel mais la marque je ne sais plus, grise et un stage une semaine, l’entrée sur l’autoroute de l’est à Maison-Alfort, sans visibilité « là, tu fonces » disait le moniteur, là j’ai foncé, l’inspecteur à la place du mort et le papier rose après le créneau) pour faire l’assistant, la panne sèche de la Rolls-Royce noire au milieu de la nuit – son frère en possédait une aussi, bicolore, plus tard, après deux ou trois faillites, vert foncé vert clair intérieur cuir beige le retour du cimetière l’arrêt au bois de Boulogne pour boire un verre de cognac et conjurer le sort, laisser la mort au fond de cette salle qui donnait sur des jardins – les lunettes de soleil pour cacher les regards – puis elle n’en a plus eu, elle n’en avait plus besoin sans doute, ou elle avait vieilli ou c’était trop onéreux ou il n’y avait pas de garage – ma première est rouge et allemande (un engin de mort, la fiancée mécanique dit Baudrillard, la fusion de la libido et de la machine dit une autre, la conduite intérieure, cette chose-là) un petit break nommée Fancy (fantaisie en anglais) on monte à l’arrière en faisant basculer le siège avant – on y voit des enjoliveurs rayés de blanc – le siège enfant est posé sur le siège avant, à contresens – on avance et on part dans le Cotentin – un type en Golf noire la percute me doublant par ma droite, mais je suis seul, et salement porte de Pantin, elle meurt – le cimetière est à Aubervilliers derrière le cirque de Bartabas et ses chevaux – je conduis, une Golf ; rouge tout autant (elles sont toujours féminines,tu remarqueras); allemande aussi je la prête, je peux m’asseoir à l’arrière, fenêtre ouverte en plein hiver chauffage à fond je fume, je regarde le verglas dans le haut de la rue de Ménilmontant, l’autobus qui glisse, 95 de travers et s’échoue et s’arrête contre une autre voiture, la plie – je m’arrête, il y a le voisin du douze qui vend la sienne bleue gendarmerie il s’appelle Myrtille, îlien, de Guadeloupe ou quelque chose, il me la vend, chez lui pour signer le chèque, il m’offre du rhum arrangé, un puis deux puis trois verres – c’est moi qui le suis en sortant – elle m’en offre la moitié (elle vient d’hériter), la voiture bleu gendarme pour l’emmener à Neuilly consulter son oncologue, sa canne, ses gros mots « mais qu’est-ce qu’il fout encore ce cornard ? » en riant, je ne crois pas qu’elle l’ait jamais conduite – les enveloppes, les fleurs que je lui apporte le samedi après le marché de Maubert, et puis elle disparaît c’est à Montmartre, sa sœur est à l’arrière on s’en va, ma grande amie, ma si chère tu ne peux pas imaginer ne dit rien, son regard est perdu, je la raccompagne à son hôtel et je la revois, sur le boulevard près de la place, un agent de police nous arrête « les ceintures à l’arrière » lui dit-il, elle ne réagit pas puis « ma sœur est morte » et le flic « ah pardon mais la ceinture, inutile de faire des morts supplémentaires », tu crois que je peux oublier cette élégance dans le propos – franchement ? – la voiture bleue gendarme est là, dans le garage, cinq cent douze est son numéro, soixante quinze, son abs et ses airbag à l’avant, intérieur de tissu bleu rehaussé de petites fleurs rouges – là, au sous-sol
image (c) ana nb
bande son Déjà vu CSN&Y
La vie à travers les vitres de nos autos, merci Piero. Avec ces noms qui brillent comme des morceaux de métal : Autobianchi !
C’est génial, une biographie en plein mouvement regorgeant de mille détails. J’adore la sensation d’être »on the road » avec le narrateur.
le voit l’immeuble de brique, juste pour me permettre une pause dans la coulée de cette vie – bravo
On peut tout superposer, le temps, les voitures, mais c’est toujours de la vie qu’on parle et c’est drôlement bien parlé !
Xavier, Irène, Brigitte, Helena, merci de vos lectures et de vos mots…
J’aime beaucoup ce voyage en voiture à travers les époques.
Et ce souvenir d’enfant : « le pont Neuf (je croyais qu’il s’agissait d’un chiffre, peut-être le neuvième, quelque chose d’obscur – les années d’enfance – » moi qui écris en ce moment sur la Seine, j’ai une terrible envie de te « l’emprunter ».
@Laure : avec plaisir, bien sûr – emprunte, emprunte Laure… Merci à toi
Quel beau « car-trip » à travers Paris, les temps et les sentiments, merci Piero !
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