On nous annonce le matin que l’on va faire un piquenique au bord de la rivière. On part vers midi, les bras chargés de paniers, de nappes et de serviettes de bain. Ceux qui savent nager prennent leur maillot. Le portail jaune s’ouvre comme par magie et nous marchons tous derrière Marguerite et Daniel. Deux surveillantes suivent le groupe. Elles transportent des trousses avec le support médical et des bouées au cas où il y aurait un problème.
La première fois que j’ai vu le portail s’ouvrir, j’ai pensé que j’allais sortir pour de bon, mais je me trompais. Après avoir franchi le portail jaune, on se trouve encore dans le domaine, qui se prolonge et prolonge jusqu’à un grillage sécurisé. Après le grillage, il y a une route qui mène au village.
La promenade et le piquenique, c’est bien, mais Martin, Lucas, Blanche et moi, on s’ennuie. D’abord parce qu’on ne sait pas nager et qu’on ne peut pas s’approcher trop près du bord et, ensuite, parce que l’on connait la rivière par cœur à cause de nos escapades nocturnes. Alors, on s’assied dans l’herbe, on regarde les autres nager, et on attend que les paniers s’ouvrent pour manger des sandwichs et boire de la limonade. Marguerite regarde de temps en temps dans notre direction comme pour demander si tout va bien. Tout va bien.
On a eu l’idée de franchir le mur de la cour grâce à une lampe de poche dénichée par Martin, qui a le don de trouver des choses. On a pensé que l’on pouvait explorer le domaine la nuit sans surveillance. Moi, j’ai observé que, derrière le treillis qui fait grimper des branches et des fleurs, le mur de la cour s’effritait ; j’ai commencé tout doucement à creuser des petits points d’appui tout en vérifiant s’ils avaient la bonne taille pour que chacun de nous puisse y caser ses pieds. Lucas est très grand ce qui nous a permis de monter sur son dos et de continuer de faire des cavités jusque pratiquement le haut du mur. Blanche faisait le guet pour vérifier si tout était en silence et si personne n’allait tout à coup nous surprendre. Après quelques escapades, on n’y a plus pensé. Au début, Blanche disait « On y va » et on y allait tous. On connaissait le chemin jusqu’à la rivière, à cause des promenades du dimanche. La nuit, la rivière est différente, plus tranquille et rassurante, on entend des bruits que l’on entend pas durant la journée ; des plocs et des sifflements dans les branches qui surplombent l’eau. On se couche à plat sur l’herbe et on plonge nos bras dans l’eau en faisant semblant de nager. On s’assoit à califourchon sur l’une des branches et on s’asperge les uns les autres. Blanche est très bonne à cela, on est tous les trois trempés quand elle y met tout son cœur. Lucas grimpe aux arbres et observe les nids improvisés par les chouettes et les hiboux et nous en fait la description (quand on va se promener tous ensemble, on n’a jamais le droit de monter aux arbres). Martin cherche des champignons, car il dit que la nuit c’est le meilleur moment pour les voir à l’œuvre. Quand on rentre, on laisse tout ce que l’on a ramassé de l’autre côté du mur (beaucoup plus irrégulier et facile à grimper), mais on se dit que cela nous appartient quand même. Moi, je mets les plus beaux cailloux dans ma poche pour les déposer dans la chambre de Marguerite. Au début, on prend soin de remettre de l’ordre dans les branches cassées et les fleurs piétinées du treillis. Après les premières escapades, on y pense de moins en moins.
Couchés dans l’herbe, pendant que les autres s’en donnent à cœur joie, sauf quelques-uns qui, comme nous, ne font rien, Blanche insiste sur l’idée qu’elle a depuis quelque temps de franchir le grillage pour aller voir ce qui se passe au village. Elle me demande si j’ai découvert un moyen de le faire. Je me tais, l’air un peu contrit, car je l’ai trouvé ce moyen, mais je ne veux pas lui dire qu’il est impraticable, du moins pour nous quatre. Je l’avertis que le directeur est au courant de nos escapades. Tous les trois se relèvent en sursaut. Ils veulent savoir si je les ai trahis et commencent à me taper sur les bras. J’essaie de les calmer pour ne pas attirer l’attention des surveillantes, et leur dis que le directeur a trouvé cela tout seul et qu’on a dû laisser des traces. Blanche me tourne le dos et boude. Lucas et Martin veulent en savoir plus. Je leur dis tout, l’arrivée du nouveau directeur, les interdictions de passer le mur, tout, vraiment tout, sauf le cahier et les chevaux de jade. J’ai le cœur qui bat de peur qu’ils ne veulent pas me croire.
Après quelques escapades, la rivière ne nous suffisait plus. On voulait explorer d’autres endroits, on s’amusait à se faire peur, on allait chaque fois plus loin et on a découvert le grillage. Lucas a posé sa main dessus et a reçu une décharge électrique qui l’a fait tomber en arrière. On a tous détalé comme des lapins, mais on est revenus et on a trouvé l’entrée par où passent les voitures et les camionnettes des livreurs. Bien-sûr, on n’a pas osé y toucher ne serait-ce qu’avec une branche d’arbre comme l’a suggéré timidement Martin. On l’a longé, pour mesurer le périmètre du domaine. Il était vraiment très vaste, mais pas une faille dans le grillage, aucun passage creusé par un quelconque animal qui aurait voulu lui aussi faire le mur mais par en-dessous. Rien. A partir de cette nuit-là, le grillage est devenu le but principal de nos promenades nocturnes. Certaines nuits, on entendait au loin de la musique et on s’asseyait dans l’herbe pour l’écouter. Martin, qui est au domaine depuis plus longtemps que nous, dit que la musique doit venir du village quand il y a la fête. Lucas et Blanche essaient quelques pas de danse et on reste là à les regarder si longtemps qu’une nuit notre torche électrique est restée sans batterie et nous complètement dans le noir, Martin ayant oublié celle de rechange. J’ai eu un mal fou pour retrouver le chemin de retour, nos pas semblaient constamment revenir en arrière et les nuages dans le ciel cachaient durant longtemps la clarté de la lune. Nos pieds s’emmêlaient dans les ronces, trébuchaient sur des pierres, Martin a eu une crise de nerfs et s’est mis à crier de toutes ses forces ; on a eu un mal fou à le faire taire. On s’est tous juré à ce moment-là de ne plus revenir, puis, tout d’un coup, on a retrouvé le mur de la cour-jardin, on a eu juste à le longer pour arriver à l’endroit d’escalade habituel. Aussitôt à l’abri et sains et saufs, chacun est parti dans ses chambres respectives sans dire un mot. Le lendemain, Martin était malade et on a dû lui renforcer sa dose de médicaments. On ne l’a pas revu pendant trois jours. Quand il est revenu nous rejoindre au réfectoire, il était pâle et avait les yeux immobiles. Il n’arrêtait pas de dire que c’était sa faute. Nous, on avait les genoux gonflés, les jambes égratignées, mais on s’est bien gardés de parler quand on nous en a demandé la cause.
Après le déjeuner, les familles viennent rejoindre certains d’entre nous. C’est le moment le plus calme de la journée. Le grand groupe se disperse en compagnie des visiteurs ; ceux qui n’ont personne qui vienne les voir restent au bord de la rivière, regardant l’autre rive, d’autres profitent de ce moment de moindre vigilance pour s’éloigner et aller fumer une cigarette derrière un arbre. Marguerite et Daniel saluent tous les nouveaux arrivants d’un petit mot amical. Quand mes parents arrivent, je me précipite vers eux et nous nous embrassons. Nous allons vite nous promener loin des tous les regards. Ils commencent par me dire qu’ils sont au courant pour le nouveau directeur, qu’il va falloir être très attentif et aussi très prudent car dans quelques semaines le juge va me rappeler. Cette nouvelle est suffisante pour que ma tête commence à s’agiter dans tous les sens. Me rappeler pourquoi ? Qu’est ce que j’ai fait ? Est-ce que les sorties nocturnes seraient-elles déjà arrivées aux oreilles du juge ? Que va-t-il me dire cette fois-ci ? S’il me dit à nouveau que je suis irresponsable, je serai bien obligé de lui donner raison. Je dois être très agité, car mes parents font de leur mieux pour me raisonner. Ils n’ont pas dit tout ce qu’ils avaient à m’apprendre. Le juge va uniquement réévaluer mon cas et rendre peut-être ma peine plus légère. Au pire, tout restera pareil à maintenant, au mieux, je pourrai peut-être sortir du domaine plus tôt ou commencer une activité qui me sera bénéfique. Je n’y comprends pas grand-chose ; comme d’habitude j’ai besoin de temps pour réfléchir. Mes parents semblent pourtant si sereins que je me sens un peu mieux, même si mon appréhension vis-à-vis de ce nouveau directeur grandit car il semble qu’avec cette arrivée beaucoup de choses vont changer. Et voilà que mes parents m’apprennent que, pour l’argent, il n’en est plus question. Je ne réagis même plus. Je ressens une nausée familière au fond de mon estomac. Cela faisait longtemps que je ne l’avais pas. J’essaie de la chasser au plus vite, comme me l’a appris Daniel, en changeant rapidement de sujet. Je demande des nouvelles de mon frère, ce qui semble plaire à mes parents, vu qu’habituellement j’oublie complètement de le faire. Il parait qu’il va bien et qu’il est très bon et qu’il va entrer en médecine. Ma mère m’offre deux grosses barres de chocolat que je partagerai tout à l’heure avec Martin, Blanche et Lucas dans l’espoir qu’ils me pardonneront les mauvaises nouvelles que je leur ai annoncées. Je dis au revoir à mes parents qui s’éloignent en direction de la route jonchée d’aiguilles de pin qui mène au grillage et à la sortie. Une envie folle me prend de leur demander de m’emmener avec eux, juste une fois, juste un petit peu.
La dernière fois qu´on a fait le mur pour aller de l’autre côté c’était peu avant que le directeur ne me convoque dans son bureau. Martin voulait se racheter du coup de la lampe de poche et nous en a présenté une toute neuve, trouvée on ne sait où. Blanche voulait aller jusqu’au grillage, mais on a refusé. On est allé dans la clairière où il y avait des fraises des bois bien mûres. Sur l’un des arbres, on avait déjà repéré une espèce de cabane ou de niche de chien à moitié détruite que Lucas voulait explorer depuis longtemps. On lui a dit que l’arbre était très haut et à moitié pourri, mais il y est allé quand même. Arrivé près de la cabane, il nous en a fait la description. En réalité, il n’y avait pas grand-chose à raconter ; le plancher était plein de trous et du toit, il n’en restait que quelques fils de fer attachés tant bien que mal les uns aux autres, mais Lucas nous a rapporté qu’il y avait aussi des vestiges humains. Quoi ? Lui a-t-on demandé. Des bouteilles vides, calées entre deux planches, formant comme une étagère. Cela nous a tous intrigués. Tout d’un coup, Lucas nous a lancé la lampe de poche et est redescendu à toute vitesse. Dans un coin de la cabane, il y avait un nid d’araignées qui ont commencé à s’éparpiller un peu partout. On a tous les quatre commencé à conjecturer tout en mangeant des fraises. D’autres que nous et avant nous avaient déjà fait la même chose, c’est-à-dire qu’ils étaient sortis de l’enceinte de la cour pour aller explorer d’autres horizons. La seule différence c’était la cabane. Il ne nous serait jamais passé par la tête oser si fort, aller aussi loin.
Chercher la brèche et perfectionner la débrouillardise en milieu clos. Même la rivière est complice de l’enfermement. Je souhaite à ces quatre de franchir la clôture sans renoncer à faire le mur. C’est un peu comme vouloir déménager ou changer sa vie et de devoir attendre en s’amusant avec les moyens du bord. La cabane en hauteur est une option de fuite, mais il faudrait apprendre d’abord, à nager et à grimper, à transgresser davantage peut-être… à grandir ?
J’essaie d’écrire sans vouloir transmettre aucune idée précise, mais je me révèle à mon insu bien plus que je ne le croyais ! Merci de votre lecture perspicace !
L’intrigue est là, je suis prise dans le fil de l’histoire que vous dévidez par des images précises et qui se déroulent sous mes yeux, merci
Merci infiniment, Marie! C’est un commentaire précieux étant donné la longueur du texte.
Merci beaucoup Helena pour toute cette belle intrigue aventurière qui fait remonter bien des souvenirs ! c’est remarquablement écrit, pris dans les fils, le nid d’araignées, les jeunes très vivants, des Colette miniatures qui saisissent ce droit de circulation, la magie des nuits interdites, le jour vachard qui rappelle à l’ordre, la visite des parents (tellement réaliste…) quelque chose aussi de très émouvant comme le Grand Meaulnes…. et un très vif merci d’avoir pris le temps de me lire ça fait rudement plaisir !!
C’est moi qui vous remercie d’avoir pris le temps de lire un texte si long et de l’avoir apprécié ! Je viens de lire votre 4bis : merveilleux !
Oh oui je plussoie mes prédécesseuses : quelle histoire formidable, bravo et merci Helena !!!
Pudeur et dévoilements sont au programme, tout en douceur et taches d’ombre, j’adore.
Merci, Gwenn ! Contente que tu aies aimé. Je vais aller découvrir un peu plus de ton roman.
Je reprends avec un grand plaisir le fil de l’histoire qui se crée et se déploie dans cette alternance présent/passé et jour/nuit et je cours lire la suite…
Merci, Muriel ! Vraiment contente que le récit te plaise !