Elles sont trois. Les organisatrices sont souvent des femmes. Bientôt quatre. Quand il faut porter, on appelle un mari. C’est lui qui monte la table de jardin. Pratique à ranger, légère, mais pas vraiment facile à monter. Ils sont quatre maintenant puisque le mari est là, quatre qui se demandent si les autres vont venir. Très peu ont répondu. Ça ne veut pas dire grand-chose. Ils sont quatre maintenant puisqu’il y a trois femmes et un mari. Ils ne sont pas jeunes, pas vieux non plus. 43 ans que le lotissement existe, on achète rarement une maison avant 20 ans, cela leur fait au moins 63 ans, sans doute plus puisqu’ils sont à la retraite. Que pensent-ils ? À quoi rêvent-ils ? Ils ont réussi à vivre. Ont-ils réussi leur vie ? C’est autre chose. Je sais qu’elle, la première, rêve d’avoir 25 ans et d’emménager dans un logement qu’on lui prête à New York. Précaire, sans bagage, toute une vie à construire, tout un monde à découvrir. Elle, la deuxième, pense à ses enfants qui vont venir pour les vacances avec les petits-enfants. Elle égrène les dates d’anniversaire comme les grains d’un chapelet. Lui, le mari, le médecin lui a déconseillé de courir, il marche et regrette ces sensations qu’il n’a plus le droit de ressentir. Elle, la quatrième, se demande pourquoi il y a dix ans elle a démissionné du conseil municipal. Un coup de tête, un agacement, des mots partis trop vite. Est-ce d’être la voisine de la nouvelle maire qui lui fait regretter sa décision ? Dire qu’elle la regrette est trop fort, disons qu’elle y repense, ce soir justement. Lui, son mari, il a apprécié qu’elle ne passe plus tout ce temps dehors à s’occuper des autres. Et pourquoi ? Pour rien, pas de reconnaissance, rien ! Ce moment suspendu où l’on regarde en arrière savent-ils l’apprécier tous les quatre ? Ou préfèreraient-ils l’oublier ?
Voir les autres arriver, découvrir ce qu’ils ont apporté, prendre des nouvelles, va le dissiper. Attardons-nous un peu. Que ressentent-ils ? Comment se jugent-ils ? La première le sait, elle a manqué de courage, elle a toujours fui la précarité, l’incertitude. Si elle est honnête, elle sait que même aujourd’hui elle serait incapable d’affronter l’inconnu, encore moins aujourd’hui qu’autrefois. Elle aime bien rêver et s’en vouloir. Lui, il pense que c’est la fatalité, qu’il n’y est pour rien et, pour tout dire, vit bien cette interdiction. Ces courses, après tout, étaient épuisantes et la recommandation du médecin est arrivée au bon moment. La quatrième se dit qu’une vie c’est bien court et qu’on devrait peser chaque décision, mûrement réfléchir aux conséquences. Après tout, pourquoi ne pas accepter d’être sur la prochaine liste si on le lui demande ? Pourquoi ne pas tout faire pour qu’on le lui demande ? La vie de la cité, c’est quelque chose qui l’intéresse. Il y a le bénévolat bien sûr. Elle aime aussi les rouages, les débats, les questions , les projets. Elle aime l’idée que son expérience peut être utile et cette fois, elle ne se laissera pas avoir par son mari, car tout au fond elle le sait, c’est pour lui qu’elle a renoncé. La troisième, celle des anniversaires, n’aurait jamais pensé avoir la vie qu’elle a eue, un bon mariage, de beaux enfants, un mari fidèle, une belle maison. Quand elle voit autour d’elle tous ces divorces ! Heureusement, cela ne lui est pas arrivé. Elle remercie Dieu, car elle est croyante.Tous les quatre, ils habitent au même endroit dans des maisons qui se ressemblent; ils payent les mêmes charges au syndic de copropriété qui ne fait pas grand chose d’autre que d’acquitter la facture de l’entreprise qui tond les pelouses collectives. sont-ils interchangeables ? Ont-ils les mêmes vies ? La quatrième, celle qui égrène les anniversaires et croit en Dieu demande si la tonte de la pelouse a été commandée pour cette fête des voisins ou si c’est un hasard qui fait qu’on se réunit sur l’herbe tondue ? C’est le hasard. Le hasard qui a fait lire à la première juste avant de venir une histoire d’emmènagement à New York, le hasard qui leur offre ce temps d’attente (l’an dernier tout le monde avait répondu et on s’était réuni chez l’une d’elles par crainte de la pluie), le hasard qui les a rassemblées toutes les trois parmi les 30 autres femmes qui vivent là, le hasard ou la providence qui mènent les vies au gré de sa fantaisie.