Gildo, comme je l’ai dit, était assis au bout de la table de la salle à manger, apparemment plongé dans la lecture du journal, mais plus réellement immergé dans un demi-sommeil, dans cette position où les bras repliés sur la table, la tête en chute libre, les yeux à demi-ouverts ou à demi-clos selon le choix que l’on ferait en le fixant, et l’esprit prêt à s’évader de cette pièce où il n’avait vraiment rien à faire. Sur quels chemins de songes s’était-il engagé : celui du retour à l’enfance lorsqu’il courait avec ses frères à travers champs et attendait l’appel de la mère pour revenir au bercail sans trop se presser ; ou celui de sa rencontre avec la mère de ses enfants dans une fête au village et le mariage un peu précipité qui a succédé ; ou encore celui de la naissance de son premier enfant qui n’aura vécu que quelques mois, suivis des jumeaux qui sont morts à la naissance, et enfin une fille, puis les autres et encore une disparition d’un bébé à dix-huit mois…Ou peut-être son arrivée dans cette ville un quatorze juillet, avec l’impression d’être bien accueilli avec des drapeaux pavoisant les fenêtres. Mais surtout la vision de son frère en miroir sur le quai de la gare. Son frère bien présent. Debout là devant lui. Et l’émotion de se revoir après tant d’années de séparation. Son frère aîné, Antonio, émigré depuis plusieurs années avec déjà trois enfants à charge. Et les deux frères qui se prennent dans les bras et l’un dit ou bien c’est l’autre que cela fait plus de six ans qu’ils ne se sont vus, tout cela dans le patois italien de leur enfance, avec des ou et des roulements de r à n’en plus finir comme si l’on secouait les oliviers pour récolter des olives. Sa fille Antoinette l’accompagne pour accueillir cet oncle qu’elle a oublié et cette tante dont elle ne sait rien, et elle se penche sur le bébé de quelques mois entre les bras de sa mère qui dort, et l’on se demande comment elle a fait, cette petite Laura, pour se laisser transvaser d’un pays à l’autre dans des trains pleins de cahots et de chaleur, mais elle est là, ouvre un œil sur cette cousine qui a dix ans, qui la prend dans ses bras, pendant que sa mère fait la connaissance du frère de son mari qu’elle n’avait jamais vu. Tout cela se passe, comme je l’ai dit sur le parvis de la gare d’une ville qui est la leur désormais et qu’ils ne quitteront plus. Deux hommes aux traits similaires, Antonio plus âgé, et à bien le regarder on lit toutes les souffrances emmagasinées sous les rides, l’autre Gildo, épuisé par le long voyage, et dans le même mouvement du corps, des retrouvailles dans la joie de cette présence rassurante de son frère aîné, mais aussi l’inquiétude avec sa toute jeune femme et cette petite Laura dont il faut préserver la vie à tout prix, après tant de décès, et elle a l’air de se plaire entre les mains de sa nièce, elles échangent déjà des sourires et il se dit que c’est de bon augure. Il faut bien se raccrocher à quelque chose.
Comme je l’ai dit, la sonnerie du téléphone a retenti. Il a relevé la tête. Sa femme lui parle. Il s’extrait du songe, comme on tire ses pieds de la boue où ils se sont enfoncés, afin de retrouver son équilibre. La vague qui l’avait emporté l’a ramené sur l’estran de la vie. Il faut donner une réponse à l’épouse qui s’impatiente. Et comme je l’ai dit il a murmuré quelque chose dans son italien d’enfance alors qu’ils échangent en français d’ordinaire depuis de nombreuses années. Il n’a pas son dentier et c’est une bouillie qui sort de ses lèvres. Sa femme le fixe comme on regarde un égaré. Puis un silence d’avant s’installe, ce silence des étendues sauvages, ce silence des crépuscules dont on n’attend plus rien.
Merci Solange. Le rêve nous emmène loin et la chute retombe crûment sur la réalité d’un dentier, d’un âge. La rencontre de ces deux frères est touchante. Un tempo lancé.
Merci Nolwen! Les personnages se sont imposés, et j’espère pouvoir tenir ce tempo…
Si beaux ces passages d’un personnage à un autre, de souvenirs en retrouvailles…