c'est un peu la cuisine dans laquelle on entre, parfois l'envie de tout plaquer peut se faire jour (moi c'est toujours l'été que ces choses-là me prennent et depuis des siècles - le pluriel commence à deux - je me suis arrangé pour travailler dans ces moments-là - je travaille toujours - mais allais-je laisser pendre ces deux affaires, avant de les repasser, sèches ? on pense un peu, on dort mal, on entend quelques chansons, on voit un beau film qui ne démêle jamais le documentaire de la fiction comme on ne démêle guère la fiction de l'autobiographie - j'ai toujours travaillé) - dehors on nettoie les rues, on se prépare aux vacances, les enfants sont nerveux - il faut oublier qu'on écrit pour être lu, tout bazarder est-ce que ça servirait à quelque chose ? la chaleur, sans doute - l'implacable soleil - ce bleu intraitable et ces bruits, guerres feux arbres arrachés ville calcinées vies broyées - les dialogues en italiques, ce n'est pas une bonne idée, les retours à la ligne non plus, mais je ne voudrais pas oublier, pourtant, qu'elle aimait la musique, qu'elle s'amusait à danser en chemise - je radote ? je ne sais plus, j'ai déjà écrit tout ça ? Ah alors comme je l'ai déjà dit...
ça me fait penser à justement ce fait : j’en ai déjà parlé ailleurs peut-être, mais à présent les choses se bousculent se brouillent et ça se complique un peu, je ne sais plus
alors comment ça va coco ?
couci couça disais-je et toi ?
Elle fumait, parlait de tout et de rien, balançait sa babouche (elle en ramenait de ses voyages quand elle y retournait, elle y allait de temps à autre, elle y avait un ami, Abdelaziz qui l’appelait maman; et aussi un avocat; et des connaissances de ce temps passé – de ceux à Londres ses twin-sets (l’eurostar c’est formidable !), de ceux de Rome des chaussures pour moi ou un autre – ou rien évidemment). Elle se préparait à aller retrouver son frère au Harry’s bar ou à celui de l’Intercontinental ben oui quoi, disait-elle imitant l’accent parigot, ça me fait penser oui tu as fait ce que je t’ai demandé ? ah non, j’ai oublié – j’oubliai peu pourtant, ce jour-là, oui j’avais oublié, ça ne fait rien j’irai moi-même, elle se recoiffait on y va ? Parfois : cette gueule… ! Elle aimait jurer, ça l’amusait, les gros mots qu’elle nous interdisait, ça l’amusait. Je ne l’accompagnais jamais, un peu du chemin avec elle, on passait sous le marché, elle ne fumait pas dans la rue, boutiques de luxe canapés voitures bijoux pas un regard, elle allait à gauche moi à droite, je la serrais un peu, elle m’embrassait, s’en allait, décidée, puis entrait au bar. Il était là, lin et soie, ils s’amusaient, riaient d’une histoire drôle qu’elle raconterait plus tard, jus de tomates branche de céleri, clopo, amusement encore, peut-être quelque biscuit il adorait raconter ce genre d’histoire c’est une femme dans la rue Saint-Denis tu vois, quoi, un rabbin (un curé, un moine, un mollah un ayatollah, ce que tu veux mais plus un rabbin) passe, elle lui dit tu viens chéri ? et lui non mon enfant non, et pour trois raisons d’abord parce que je n’ai pas d’argent – ça va dégage coupe la fille lui tournant le dos – ce genre d’histoire dont il ne riait pas ouvertement, il se cachait un peu la bouche de la main, souriait, mimait la gêne ravi de l’effet et buvait un peu, peut-être avaient-ils ensemble d’autres points de discussion, l’amusement oui, se retrouver aussi, oui, quand elle travaillait pour lui, plus qu’avec j’ai l’impression, dactylo-facturière riait-elle quand je lui demandais, mais ces images-là sont floues, je ne suis pas certain que ç’ait été différent et comment va ta sœur ? disait-il. C’est aussi la tienne je te ferais remarquer, et des autres encore, ceux de la rue du Mexique ou celle de Saint-Cloud cette garce, l’une des cousines, une sœur un frère, des amis, des connaissances, de politique jamais, d’argent toujours un peu – les moments où, enfants, nous allions en vacances chez lui, son appartement sur le quai du lac, la plage faite d’herbe (une grossière erreur), ses deux dalmatiens et son cabriolet blanc aux sièges de cuir rouge – ici pourrait se tenir une exploration des souvenirs de son appartement triple réception qui donnait sur la place, aussi les images qui furent faites de son père là-bas devant le jet d’eau ou de lui ici sur son balcon, son foulard doux et coloré (c’est pourquoi l’écharpe parfois, cette chanson douce et ce souvenir de soie, « le soir tombant sur nos genoux ») qui cachait son cou mais pas seulement ses rides (ce temps-là, on entendait « la chabraque » sans comprendre) ses yeux dont l’un ne voyait rien (comme John Ford ou Raoul Walsh) – on pourrait aussi maintenant parler de ce moment d’été qui m’a rendu mais moins qu’à elle cette saison assez insupportable, des maux de tête qui l’assaillaient lorsqu’elle avait la faiblesse de boire un verre d’alcool, de ses Gitane, de son autre frère, de son autre sœur et du mari de celle-ci – des personnes, des personnages, des histoires des fictions – la propriété, les oliviers et les vignes, le berger allemand et la maison, elle aussi cachée dans les souvenirs (au mur du salon, au dessus de l’un des canapés de cuir blanc, un miroir concave en forme de soleil vénitien, l’époque aussi bien et les événements) – de son mari qui importait des pièces mécaniques états-uniennes pour le garage qu’il gérait comme on ne disait pas alors, sous les ordres du frère de sa mère, la rue de Marseille ou l’avenue du théâtre romain – il y avait tous les midis du mois de juin et de celui de juillet de cette année-là (mais on avait déménagé dans un rez-de-chaussée voisin) le moment où elle disait « allez on va à la plage » mais nous n’étions que cinq, si nous avions été avec lui, si les choses avaient été différentes, elle et lui nous auraient réunis probablement pas dans l’eau, calme et tiède, probablement dans la salle à manger du premier étage mais ça ne leur ressemblerait pas – la maison avait un étage, en dessous garage et buanderie, au jardin figues de barbarie arbres chétifs scorpions et lézards – écoutez les enfants, on a quelque chose à vous dire – mais non, il n’était pas là, son oncle un jour, c’était un homme qui avait appartenu (et fondé peut-être) là-bas la section française de l’internationale ouvrière – ça n’a qu’un siècle mon pauvre ami – mais oui, c’est vrai, écoute encore
une chanson, c’est cinquante pour cent les mains – ici Pia Colombo, Passe le temps (paroles G. Moustaki)
quel plaisir ! (chic, je venais de poser mon truc juste après et j’ai lu… faut que je vaque maintenant et me vide l’esprit, mais comme ça j’ai eu le temps de savourer, d’aimer l’homme du ba, de sourire aux chansons aimées et de me perdre un peu à votre suite.
Pour parler idiot et ancien je dirai « épatant » (désolée, pas douée)
Épatant c’est le mot Qu’employait M. l’amour de M. .j’aime bien lire ce mot après le texte qui fait si bien exister cette sœur et ce frère .
Drôle d’ambiance… et cette babouche voltigeuse…
« Il est trop tard » ,une chanson de Georges Moustaki chantée par Pia Colombo.
il n’y a que toi pour nous raconter des histoires pareillement… on part sur le moindre détail, le foulard de soi, la babouche, des histoires qui se mêlent, et même des chiens
j’adore !
merci piero
J’aime ces personnages libres que tu décris (et aussi ceux qui le sont moins à cause des premiers) et cette irrécupérabilité du passé, que pourtant tu présentes à nos yeux. Merci !