#été2023 #03 | le comte et le coiffeur

Comme dit avant, il s’était planté sur le perron de l’arrivée et les avait regardées s’éloigner, sachant qu’il ne les reverrait jamais. Elles n’avaient pas la mort aux trousses, elles. Enfin, pas plus que les autres. Pas comme les autres. Ceux qu’il avait cachés pendant la grande catastrophe. Aujourd’hui, la route est un luxe. Hier, il y avait route et route : celle qu’il fallait éviter à tout prix car systématiquement surveillée et ratissée par les envahisseurs. Et celle qui ne payait pas de mine, la petite tangente, ou encore le vieux chemin de halage, emprunté par les clandestins. Aux routardes, il n’a rien raconté de l’histoire ancienne. Moins ancienne que l’histoire des plats à barbe. Encore qu’il y ait des liens. Mais il a préféré se taire, leur laisser croire que le vieil aristo avait une lubie, et les moyens de la développer. Rien d’autre.  En réalité, il a des biens qui se délabrent : et lui aussi, quand il descend dans les caves de la collection, il a de plus en plus de mal à remonter, il se délabre à son tour, la guerre emmagasinée dans sa tête l’épuise. Comme si les marches devenaient de plus en plus hautes, comme si le mal rongeant les vieilles familles était passé à l’attaque, à la place de l’autre invasion. Comme si les souvenirs pesaient de plus en plus lourd. Comme je l’ai dit, en bas, il y avait l’incroyable collection mais aussi, derrière les parois porteuses, une cache introuvable, petite, mais suffisante, et la possibilité de vite la quitter en cas de danger. Au fond, une porte donnant sur un souterrain étroit, avec un passage dans lequel l’eau affleurait, on en avait presque jusqu’aux genoux. C’est par là qu’un adolescent s’était sauvé au signal, quand les coups sourds avaient résonné en haut, avec les cris violents des occupants, leur intrusion, le vol des portraits et des faïences, la mise à sac des lieux. Mais ils n’avaient pas trouvé ce qu’ils cherchaient. Ils avaient cassé une partie de la collection, par dépit. A l’extérieur, tout le monde croyait que le comte était de mèche avec les ennemis qui, en réalité, l’avaient battu et humilié à l’intérieur.  L’adolescent avait réussi à sortir du souterrain, et s’était retrouvé en pleine nuit sur le chemin de halage. C’est là que le réseau l’avait pris en charge. Un bateau lent, un autre, la remontée risquée, le port donnant sur la mer glaciale, et encore un embarquement. Et puis il était revenu, bien après. Comme je l’ai dit, l’adolescent devenu homme s’était installé dans la grande ville du Brabant. Pour vivre, il avait ouvert un salon de coiffure. Lien secret avec le lieu de sa survie. Peu loquace, entre deux clients, il s’était plongé dans la lecture d’ouvrages consacrés aux peintures avec masques de James Ensor puis au surréalisme belge. A partir de là, il avait décidé de faire de son salon une galerie d’art. Il coiffait et rasait très peu – seuls deux fauteuils de coiffure lui permettaient d’officier. Pendant qu’il taillait cheveux ou barbes, on pouvait circuler dans la galerie, en silence, pour ne pas perturber le travail en cours. Comme je l’ai dit, en revenant, il avait contacté le comte qui ne l’avait pas du tout reconnu dans un premier temps. Mais l’histoire avait refait surface, ils étaient descendus ensemble dans les dessous et là le coiffeur-galeriste avait revu la cache qu’il avait quittée en catastrophe pour renaitre. Ce soir-là, ils avaient beaucoup parlé peinture : le comte s’intéressait à l’art contemporain mais rien n’égalait pour lui l’incroyable tableau de Watteau dans lequel le barbier Maës travaille au milieu des bombardements du siège de Lille en 1792, utilisant un éclat de boulet en guise de plat à barbe. Comme je l’ai dit, le salon-galerie faisait parler de lui et ce jour-là, une femme était entrée pour aider à l’accrochage d’une nouvelle exposition. Son compagnon avait étudié dans la grande ville et y revenait régulièrement présenter ses nouveaux travaux. Elle avait un carnet pour ne rien perdre de ce qui pouvait se dire ou se faire. Elle avait noté :  d’une écluse à l’autre, qui aura le dernier mot ? Il faudrait y retourner, pour savoir.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.