Comme je l’ai dit, Martha n’avait pas osé demander son chemin, et pour cause Martha aurait du savoir. Trois générations de ses ancêtres ont habité le village, elle y a une grande maison très ancienne et c’est même à ce titre qu’on l’a sollicitée pour faire partie de la liste électorale qui contre toute attente l’avait emporté. À ce titre et à celui de professeur d’art plastique dans une institution renommée et d’artiste, ce qui lui vaut le titre d’adjointe à la culture.
Demander où est la salle d’ombrage est encore plus difficile que de situer la chapelle, la glacière ou l’embarcadère. Encore une chausse-trappe du responsable de la culture qu’elle vient de nommer qui s’entend à la faire trébucher ? Il lui a plu avec sa parfaite connaissance des groupes de musiciens locaux. Comme elle le dit toujours, un complément parfait à sa propre expertise en termes de photographie (son cousin n’est-il pas le directeur de la publication de la nouvelle revue photographique régionale ?), d’arts plastiques, d’architecture et de littérature. Oui, elle a aussi la responsabilité de la bibliothèque et se désole des achats trop nombreux de romans paysans. Il paraît qu’ils sortent beaucoup.
C’est à une autre élue qu’elle demande, une bonne fille, simple élue pas adjointe, qui fait merveilleusement le gâteau de Savoie. À ce qu’on dit, car Martha n’en mange pas. Elle soigne sa ligne, porte des talons très hauts, essaie de donner à sa silhouette quelque chose de plus affiné, de plus élevé. Toute son aspiration réside là-dedans. Élever le niveau, accéder à plus de distinction, n’est-ce pas le rôle des artistes. La bonne fille qui comme je ne l’ai pas dit s’appelle Brigitte répond sans arrière-pensée, simplement. C’est tellement agréable les gens simples. En plus, elle habite sur place dans ce lotissement qui commence à dater.
Trouver sa place est compliqué quand on a de hautes aspirations comme Martha. Elle méprise un peu les gens comme Brigitte sans ambition, simplette et pas du tout artiste.
Il est certain qu’elle n’aurait pas dû venir avec ses hauts talons. Les pelouses et les chemins de terre ne s’y prêtent pas. Il faudra qu’elle pense à emporter des chaussures plates. Ça se fait dans un sac à dos élégant et qu’on sort au dernier moment. Ça fait même très américain. Il faut qu’elle atteigne cette fluidité même sous le regard des autres. C’est important, elle y travaille, se piège elle-même trop souvent.
Brigitte passe devant, attifée d’une robe d’été sans âge et d’espadrilles décolorées, chapeau de paille et sac à dos, on dirait une ornithologue anglaise en mission. Voilà la salle d’ombrage : un cercle de platanes centenaires qui ne devait pas déparer dans le parc du château. Heureusement, le concert a déjà commencé, inutile de parler à qui que ce soit. Le silence est de mise et les chants d’oiseaux. Brigitte a aussi deux sièges pliants. Elle en offre un Martha qui refuse dans un premier temps, puis aperçoit plusieurs jeunes confortablement installés sur des sièges qu’on dirait empruntés à des grands-parents pêcheurs ou campeurs avec même une place pour le gobelet. Ça se fait. Martha se souvient. Elle l’a vu. Les jeunes désormais se déplacent avec ce genre de siège, ils ne s’asseyent plus par terre. Ça date.
Martha est la seule élue, avec Brigitte. Elle reconnait quelques bénévoles qui sont de toutes les manifestations, sortes de dames patronnesses de la commune. Et puis les gens, les gens de la commune, ceux qui l’ont élue et ceux qui ne l’ont pas élue. Elle ne connaît personne. Comment fera-t-elle quand le concert cessera ? On la connaît, on viendra la voir. Les gens sont tellement avides de ces contacts avec les élus. Heureusement, il n’y a pas de buvette, ce qui limite les risques même si elle aurait bien besoin de quelques gorgées de bière pour se sentir à l’aise. Au pire, elle rejoindra le responsable de la culture. Il a l’air tout à son affaire près des installations qu’il a dû monter avec les musiciens. Grosses lunettes à lourd cerclage sombre, boucle d’oreille, crâne rasé. Il est dans le ton, de la culture, peut-être pas du village. Aurait-elle fait une erreur de recrutement ? Il faut dire qu’elle ne supportait plus le précédent qui en faisait trop. Recruté comme bibliothécaire, il faisait l’acteur. Tous les grands textes y passaient et il avait ses fans avec ses soirées lectures. Insupportable. Ingérable. On n’a pas renouvelé son CDD. Il a trouvé sans difficulté une place ailleurs. Plus grosse ville, mieux payé. Bon vent.
Martha n’arrive pas à écouter. Il faudrait qu’elle se concentre. Elle n’aime pas vraiment la musique, n’y connaît rien. Il faudrait pourtant qu’elle se détente, qu’elle adopte une attitude plus naturelle. L’écorce des platanes qui ressemble à un treillis de camouflage retient un instant ses yeux, puis c’est un écureuil roux qui grimpe de branche en branche. Elle se sent mieux. Comment trouver la bonne attitude faite de décontraction, d’intérêt, de plaisir ? Et puis les propos de Madame le Maire qui la préoccupent : on est déjà à mi-mandat, il faut nouer le contact, l’enrichir, le rendre vivant et confiant. Elle n’y arrive pas. Sa vie passe, sa solitude lui pèse. Rien en vue comme nouveau compagnon et ce n’est pas son statut d’élue qui va l’aider. Il impressionne, il met de la distance, sans compter qu’elle est exigeante.
Tiens, sa voisine est là. Une vieille dame qui est veuve et vit seule comme elle dans une grande maison avec un grand terrain à entretenir. Jamais elle n’aurait imaginé qu’elle assiste à ce genre de concert. Elles se parlent parfois quand elles se croisent en voiture en sortant de leur hameau de quatre maisons, bien isolé tout à la limite de la commune. Une petite dame qu’elle aurait cru portée sur la religion et ses plantes en pots.
Un florilège ce concert, une fois encore le village vit ses heures simples avec cette vivacité que tu leur confères, qui donnent à un chemin ou un arbre ou à Brigitte un place inimitable ! Sacré croquis ! Ou plutôt gravure que tu révèles au bain d’acide, en taille douce,
Ouf ! tu ne l’as pas reconnue ! Il faut que je me méfie désormais, mes personnages ont des modèles parfois trop connus. merci d’etre passée.