Comme je l’ai dit, il te suffit de traverser la place pour faire tes courses, tu as tout à portée de la main – boulangerie, boucherie, épicerie – il y a même un salon de coiffure et une laverie automatique. Et bien sûr la librairie. Tu y passes chaque jour pour les journaux et une fois par semaine pour les pronostics de Freddy. C’est toi qui gère l’argent du ménage, tu notes les dépenses – pain 9,50 f, margarine 6 f, choux de Bruxelles 9,25 f, hachis 18 f, boudin 8 f – et tu fais les comptes en temps réel. Ce qui a été dépensé et ce qui se trouve dans la tirelire. Chaque jour 5 francs dans la tirelire. Le 30 avril 1963 tu notes l’achat de bouteilles de vin, de cidre et de gueuze. On y reviendra plus tard. Comme je l’ai dit le vent prend son élan au sommet des buildings avant de s’abattre sur la place circulaire que tu traverses de ton pas rapide, ton sac au bout de ta main gauche pendant que la droite maintient le foulard sur ta permanente. Comme je le disais, la vie est encore pleine de promesses. Freddy fait ses pronostics chaque semaine, 10 f, on parie sur les résultats des matchs de football du week-end. Pour remplir la grille du pronostic, on met des croix au crayon dans les colonnes correspondantes et lorsqu’on est décidé on repasse au bic et l’on gomme les traces de crayon. Les matchs ont lieu le week-end et chaque jour de la semaine on commentera les résultats dans le journal, on les décortiquera pour échafauder des prédictions sur les rencontres à venir. Tu retrouves ce feuilleton quotidien à ton retour de l’usine, fil rouge immobile en contrepoint à tes horaires de travail -le jour ou la nuit en fonction des semaines. Tu appelle cela « faire les pauses ». Comme je l’ai dit, la vie est pleine de promesses et on met de côté pour un futur qui semble à notre portée. On s’entraide, ça aide à se sentir plus solide même si ce n’est pas pour cela qu’on le fait. Comme je le disais, pour les mandats postaux, le bureau de poste se trouve également de l’autre côté de la place, un peu décentré par rapport aux commerces, dans un bâtiment dédié à l’administration. Tu envoies de l’argent à Christiane. Comme toi, elle vient de se marier et il faut bien un coup de main de temps en temps. Vous êtes respectivement les troisième et quatrième dans l’ordre des naissances, vous êtes celles du milieu entre les grandes et les petites. A deux, vous serez comme les deux faces d’une même personne, ombre et lumière, joie et mélancolie. Mais comme je le disais, la vie est pour l’instant pleine de promesses et tu notes dans ton agenda que tu envoies de l’argent à Christiane. Vous vous téléphonez de temps en temps, 5 francs, pour fixer les dates des dîners ou des goûters. La famille est soudée par les naissances et les baptèmes, ce sont des années de lumière, tout le monde sourit sur les photos. Christiane vous ramène chez vous en voiture et vous laisse au bas du building, sur la place toujours venteuse.
J’ai tout lu. Et j’aimerais bien lire la suite. D’habitude, je suis « jalouse » de ces passés qui se passent « bien ». Pas là. Pitêtre que ce n’est que moua qui avance, ou pas. J’aimerais bien lire la suite. Parce que la décoration n’est pas surchargée je crois. Parce qu’il y a conscience de la nature reconstructive du passé et des trous que la même nature impose. Et que le lecteur est « invité » à faire avec malgré le soin des possibles. J’aimerais bien lire la suite.