Le directeur a la ponctualité dans le sang, c’est son seul défaut. Aussitôt qu’il ouvre la porte et me voit sur le seuil, bien à l’heure, il me félicite pour mon effort, m’introduit immédiatement dans son bureau, qui me fait plutôt penser à une cabane, un refuge au fond des bois, plongé dans la pénombre, à peine illuminé par une lampe qui étale un cercle blanc sur un rectangle en cuir jonché de papiers ; aujourd’hui, ils sont de couleur bleue. Je connais par cœur ce bureau, j’y entre souvent. Quand mes parents viennent me voir, c’est là que je les retrouve après leurs conciliabules avec le directeur. Celui-ci commence par m’adresser la parole très aimablement, comme à son habitude ; j’avoue qu’il m’est difficile de l’écouter du début jusqu’à la fin, car je suis occupé au même moment à l’examiner pour tenter de voir sur son visage, ses gestes et ses mains une quelconque variation par rapport à notre dernière rencontre. J’essaie de caser dans un coin de mon cerveau ses paroles dites à voix basse pour pouvoir les récupérer plus tard, si besoin. Il n’a pas ses lunettes aujourd’hui et je m’en étonne car, sans la protection des verres, ses yeux semblent fatigués et très petits, alors que ses sourcils ont l’air d’avoir grandi démesurément. J’en déduis qu’une moitié devait se cacher sous la monture, d’où cette impression de dédoublement. Il est en manches de chemise, alors qu’il est toujours serré dans une veste invariablement boutonnée jusqu’au nœud de cravate. Il a dû remarquer mon regard insistant sur ses manches de chemise retroussées et m’en fournit l’explication :
– Comme vous pouvez le constater, je suis déjà dans mes rangements, car la fin du mois approche et mon remplaçant prend son poste le premier septembre.
C’est un trop plein d’informations pour moi. D’abord, faute irréparable de ma part, je n’ai pas remarqué la grosse boite en carton posée sur une chaise capitonnée cachée derrière la porte ; elle est à moitié remplie de papiers, de livres et de menus objets de bureau, comme son magnifique encrier couleur sable et son pèse-papiers en verre transparent. Je jette un rapide coup d’œil sur le bureau et je constate avec consternation que les trois chevaux de jade, une mère et ses deux enfants, m’a-t-il expliqué un jour, ont également disparu, probablement avalés par la boite taille maxi. Je ne sais plus quoi penser ; étourdi et hagard, je parcours des yeux toute la pièce qui me semble déjà complètement démunie. Sur la question de rangement proprement dite, je n’ai rien compris.
– Je peux avoir un instant de votre attention, Adrien ?
Je ne parle pas beaucoup devant les hiérarchiques, les mots généralement sortent difficilement de ma gorge et je sais que le directeur, quand il veut une réponse de ma part, fait en sorte que ma réponse soit un oui ou un non. Je fais oui de la tête et j’essaie de toutes mes forces de m’accrocher à ses paroles.
– Je vais partir, Adrien. A la fin du mois. C’est-à-dire dans quinze jours. Vous avez encore le calendrier que je vous ai donné en début d’année ? Vous y cochez bien les jours, comme je vous l’ai conseillé ?
Je reste en silence, ce qui est une autre façon de dire non. Le directeur a un air attristé qui me désole. Je décide immédiatement de commencer à compter les jours à partir de demain. Aujourd’hui, cela ne compte plus, puisque j’ai oublié.
– Un autre directeur va prendre ma place. Plus jeune. Il va sûrement vouloir faire quelques changements dans le domaine, revoir certaines règles. Il va falloir accepter sa façon de faire les choses, sans doute différente de la mienne. Il va falloir lui obéir, il va falloir aussi mettre fin à certaines habitudes que vous avez et que j’ai tolérées jusqu’ici. Vos petites escapades avec vos camarades, les surprises que vous leur préparez, les promenades dans le bois, vos explorations dans des endroits où vous savez que vous ne pouvez pas aller, les petits complots avec les livreurs.
La frayeur a dû s’emparer de mon regard ; mon cœur est au comble de ses battements. J’ai d’un coup perdu mon bonheur.
– Oui, Adrien, je sais tout ce que vous faites ici, comment vous sortez, comment vous entrez, et si je n’ai rien dit jusqu’à présent c’est que ces transgressions me semblaient inoffensives, quoique la désintégration de certaines pièces de mobilier qui vous agacent soit déjà une affaire plus grave. Mais vous semblez vous plaire ici, votre santé va mieux, les médecins et vos parents sont satisfaits de vos progrès, c’est ce qui importe. Il faudra pourtant désormais refréner vos désirs d’escapades et d’entorses au règlement, que vous connaissez très bien, d’ailleurs. Bref, je vous demande dorénavant de vous faire remarquer le moins possible et d’essayer de réprimer vos impulsions qui vous procurent peut-être du plaisir, mais un plaisir éphémère, plutôt qu’une sérénité durable.
J’essaie de suivre, mais tout ce qui m’intéresse c’est de savoir comment il a découvert que j’arrive à sortir du domaine, et plus particulièrement, s’il est au courant de toutes, vraiment toutes, les voies que j’emprunte pour mes fugues. J’essaie de trouver les mots pour lui poser la question, mais une tout autre chose vient se bousculer sur mes lèvres.
– Marguerite s’en va aussi ?
– Non, Marguerite reste, bien-sûr, et vous pourrez compter sur elle pour vous aider. D’ailleurs, elle va arriver dans exactement six minutes pour vous emmener directement au réfectoire. Mais je vais vous demander aussi de cesser de lui déposer des fleurs et des cailloux dans sa chambre. Vous savez que cet étage est interdit aux patients, à moins qu’ils n’y soient expressément convoqués.
Mon secret le plus cher lui aussi découvert ! Tous mes désirs ardents percés comme un ballon rouge en plein ciel. Une fois de plus, ce que je veux vraiment dire ne trouve pas son chemin.
– Et Daniel ?
– Daniel va rester ici encore un bon moment avec vous pour assurer la transition entre le personnel médical du domaine et celui que va arriver avec le nouveau directeur. Écoutez-moi bien encore quelques minutes, voulez-vous ?
Je fais oui de la tête, mais je ne sais plus si je le veux vraiment. Que va-t-il m’apprendre encore ? Soudain, je vois sortir de l’un des tiroirs du bureau les trois chevaux de jade et un objet noir, rectangulaire, à l’allure d’un livre.
– J’ai quelques petites choses à vous offrir, Adrien. D’abord, les chevaux. Je sais que vous les aimez beaucoup. J’aimerais que vous en preniez soin. Ils signifient toute l’estime que je vous porte, mais aussi le courage que vous avez démontré pour correspondre à ce que l’on attendait de vous après l’épreuve que vous avez endurée.
Je veux tout de suite les prendre des mains du directeur, mais il les garde encore un moment contre sa poitrine. Comme je le comprends ! Moi aussi, j’aurais eu un mal fou à me défaire d’une chose aussi précieuse et délicate. Je les dévore des yeux comme si je les voyais pour la première fois.
– Encore un moment de votre attention.
Et il me montre le livre noir. Il est très gros, un ruban sort d’entre les pages, noir lui aussi. La couverture semble souple et douce.
– Un livre rien que pour moi ?
– Ce n’est pas un livre, Adrien. C’est un cahier.
Il en feuillète quelque pages, blanches et rayées de bleu.
– Dans ce cahier, vous pourrez écrire tout ce que vous voulez. Tout ce que vous avez envie de faire, de dire. Tout ce qui vous est interdit. Vos promenades solitaires dans le petit bois, les excursions, par exemple. Parlez de vous, comment vous voyez ce qui vous entoure, comment vous nous voyez. Transformez vos yeux en mots, vos actions en histoires. Évadez-vous sans que personne le sache. Vous serez invincible, invisible, à l’abri des regards et du mépris. Dans votre cahier le monde entier sera à la hauteur de vos souhaits. Si je peux me permettre un conseil supplémentaire, évitez de le montrer à qui que ce soit.
Enfin, enfin, il me tend ses trésors que je prends avec précaution entre mes mains. A ce moment, on frappe la porte. Le directeur sort de derrière son bureau pour faire entrer Marguerite ; je ne peux m’empêcher de remarquer qu’il boite légèrement. Je ne l’avais jamais vu boiter auparavant. Se serait-il cogné contre quelque chose en faisant ses rangements ? Je les entends parler, mais ne les écoute pas. Je n’ai qu’une envie, aller tout droit dans ma chambre pour examiner à ma guise mes cadeaux. Mais voilà que mon nom résonne à nouveau :
– Adrien, il faut vite aller déjeuner. Marguerite va vous aider à déposer tout cela dans votre chambre. Ah, j’oubliais ! Pour écrire, il faut aussi avoir les moyens de le faire.
Comme j’ai déjà les mains bien remplies, il tend à Marguerite un gros faisceau de crayons tout neufs, entouré d’un élastique blanc. Il nous pousse vers la porte et nous fait sortir presque avec impatience. Je ne lui dis ni merci ni au revoir.
Je fais le chemin à l’envers à côté de Marguerite qui me regarde avec son sourire habituel ; bien que trop agité par tout ce qui vient de se passer, je note cependant qu’elle porte, sous sa blouse toujours impeccablement blanche, la robe à fleurs mauves sur fond bleu foncé. C’est ma préférée. Nous descendons les deux étages qui mènent à ma chambre. Là, je quitte à regret mes nouveaux trésors et nous nous dirigeons vers le réfectoire dont le bruit résonne déjà à mes oreilles. Avant d’arriver devant la porte, je me souviens d’un coup du conseil du directeur.
– Quel jour on est, Marguerite ?
– Le quinze août. Pourquoi ?
– Pour commencer à compter les jours.
Pour l’année, je n’ai pas besoin de demander car je sais qu’elle est inscrite sur le calendrier.
Le directeur ne s’est pas trompé ; j’ai des amis et des complices parmi tous ceux qui habitent le domaine. Ils s’appellent Lucas, Martin et Blanche. Blanche, aujourd’hui, a la tête complètement rasée, car on lui a trouvé des poux. On se moque d’elle ; on lui dit qu’elle ressemble à une folle et elle répond que folle elle l’est déjà et tout le monde rit. Lucas et Martin sont en train de préparer une escapade à la rivière pour ce soir, mais je leur dis que je n’y participerai pas. Ils en sont tout étonnés, car d’habitude c’est moi qui les instigue à ces petites randonnées nocturnes. Mais je n’y ai plus le cœur, me sachant épié par le directeur derrière les rideaux blancs de son bureau. Toutes mes aventures ont d’un coup perdu leurs attraits et j’ai besoin de me retrouver seul dans ma chambre. Normalement, je mange à toute vitesse, mais, pour comble de malheur, aujourd’hui, on nous a servi une julienne de légumes et je n’aime pas les carottes cuites. Je dois les séparer du reste, avant de les refiler à Lucas qui avale tout et est incapable de laisser une seule miette dans son assiette ainsi que celle des autres.
beau détournement par le rôle du dialogue, manière de renforcer encore le vertige ! plus la métaphore du livre et de l’écriture en palimpseste…
Détournement est le mot exact ! Mais je fais un effort, tout comme le personnage. Merci, François !
extra (je pensais à Rainman tsais) (extra)
Merci, Piero ! Oui, une autre façon de voir le monde.
impressionnée toujours par ta maîtrise du français
de plus on rentre parfaitement dans ton histoire et on se demande ce qui lui est arrivé, ce qu’il a eu à subir, ce qu’il fait là… les ressorts de ton roman… et on a envie d’aller plus loin avec lui, avec toi…
Je me pose les mêmes questions. J’ai néanmoins quelques bouts de réponse que, j’espère, le personnage contrariera pour que cela soit plus drôle. Merci, Françoise, de ton retour !
infiniment plus vivant et intéressant et tout et tut que l’aurait été su respect strict
et cela laisse la place à toute l’épaisseur du non-dit au lieu des jeux de syntaxes qui risquent de tout chloroformer
« des jeux de syntaxes qui risquent de tout chloroformer », j’aime ! Merci, Brigitte.
Oh merveille de récit, merci Helena…
Hâte de (te) lire encore à travers les lignes que ne manquera pas de noircir Adrien dans ce beau cahier…
Merci, infiniment Gwenn ! Je vais aller épier du côté de chez toi !
» Transformez vos yeux en mots, vos actions en histoires. Évadez-vous sans que personne le sache. Vous serez invincible, invisible, à l’abri des regards et du mépris. Dans votre cahier le monde entier sera à la hauteur de vos souhaits. Si je peux me permettre un conseil supplémentaire, évitez de le montrer à qui que ce soit. » Il a raison ce directeur, bien que pour le dernier conseil ce ne soit pas très respecté par ici… Tout est fluide et je glisse avec délectation dans cette histoire. Adrien me plait beaucoup
Merci, Catherine ! Le dernier conseil n’est pas du tout « respectable », en effet ! Contente qu’Adrien te plaise !
Quel plaisir de retrouver Adrien (d’apprendre son prénom), on embarque complètement dans son univers ! (je vais lire la suite)
Merci, Muriel !
Ce 15 août 2023, je lis ton texte, jour où Adrien va commencer son cahier. je vais continuer à te lire dans cet atelier 2023, c’est très vivant, nuancé, coloré, merci beaucoup Héléna.
Merci infiniment, Simone ! J’espère que « mon » Adrien te plaira ! Toujours si difficile de mener un projet d’écriture jusqu’au bout. J’espère que cette fois ce sera la bonne ! Encore merci pour ton intérêt et encouragement !