Les actifs ont rarement le droit de rester seuls. Après le déjeuner, certains vont dans la cour-jardin et la parcourent dans tous les sens ou se couchent par terre et dorment, d’autres s’assoient en petits groupes et attendent en silence. On vient me rappeler que c’est mon jour d’aller voir les alités. Ceux-là sont toujours seuls, sauf à certains moments de la journée, quand on vient faire leur toilette ou leur donner à manger ou alors faire un brin de conversation. Les plus actifs ont quatre alités à leurs soins qu’ils doivent aller voir et avec qui ils doivent bavarder une fois par semaine. Ceux-ci se trouvent tous au dernier étage dans l’aile gauche de la maison. Pour y accéder, on ne prend pas le grand escalier de pierre qui mène aux logements du personnel majeur. On doit emprunter un autre escalier, également en pierre, mais plus étroit qui se trouve un peu en retrait dans le réfectoire, près de la porte qui donne sur les cuisines. Il y a aussi un ascenseur mais on n’a pas le droit de l’utiliser. Moi je l’ai déjà pris, bien-sûr, mais toujours en cachette. Il est grand et sert à monter le charriots avec la nourriture ou les produits de lavage. Quand j’arrive dans le couloir, il y une odeur particulière qui me pince aussitôt les narines, c’est un mélange d’urine et de détergeant. Je n’ai jamais envie d’examiner les murs qui sont complètement vides avec quelques taches d’humidité qui me font penser à des cartes de pays que l’on voit dans l’atelier. Au bout de quelques minutes, on s’habitue à l’odeur et on ne sent plus rien. A mesure que j’avance vers la chambre de Lucien, le couloir se rétrécit et le plafond s’abaisse. Il y beaucoup de portes fermées qui donnent sur les chambres des autres alités. J’ai à ma charge les chambres numéro 9, 14, 15 et 17. Lucien habite la dernière chambre, au numéro 9, sous la charpente du toit. Sa porte est ouverte et il est assis sur son lit, j’entre et je m’assois sur la chaise en face de lui, perpendiculairement à la lucarne qui laisse voir un carré de ciel. Il me demande d’ouvrir la lucarne, ce que je fais promptement à l’aide d’un bâton qui se trouve derrière la porte et avec lequel je pousse le loquet, je cale l’autre bout du bâton dans une rainure du plancher et la lucarne se maintient ouverte grâce à ce mécanisme. Pour la refermer, il faut juste retirer le bâton et le remettre à sa place. Ça, Lucien sait très bien le faire tout seul. La plupart du temps, on reste tous les deux en silence. Mais, s’il parle, je parle, s’il se tait je me tais aussi. Aujourd’hui, il me raconte qu’on est venu le chercher le matin pour le mettre dans une voiture puis on l’a ramené. Je lui ai demandé où il était allé, mais il m’a dit qu’il ne savait pas, il a parlé de verres et de lits. On ne peut pas se fier à ce qu’il dit, car il confond beaucoup les choses. J’ai vu un paquet de biscuits sur sa table de chevet et je lui ai demandé qui les lui avait donnés et il a répondu que c’était un petit garçon, qu’ils étaient très bons, les biscuits, il mais ne m’en a pas offert. De toute façon, j’aurais refusé. Curieusement, il n’est pas en pyjama et il se peut bien qu’il soit allé quelque part. Il porte une chemise beige à manches courtes d’où sortent ses bras maigres. Quand il prononce la phrase habituelle, « Ce sera pas demain la veille », je comprends qu’il ne veut plus de ma présence et que je dois m’en aller. Je me lève, il se lève aussi et se cogne la tête contre la poutre de la mansarde, dit un gros mot, et se couche en regardant du côté de la lucarne. Au moment de partir, je l’entends me dire que son frère viendra bientôt le chercher. Je ne savais pas qu’il avait un frère. Je parcours le couloir en sens inverse pour aller chez Marianne, au numéro 14, mais je la trouve assise sur un fauteuil, là où le couloir s’élargit pour donner place à la cage de l’ascenseur. En me voyant arriver, elle pose un doigt sur ses lèvres, pour me dire de ne pas parler et pointe son doigt vers la poupée qu’elle tient dans ses bras. Je comprends que la poupée est en train de dormir et qu’il ne faut pas la réveiller. Je m’assieds dans le petit fauteuil à côté d’elle entre la porte de l’ascenseur et celle de la salle de bains d’où arrive une odeur insupportable. Je m’empresse de la fermer, mais elle grince et Marianne me gronde car je viens de réveiller son bébé. Je me rassieds et reste muet, pendant qu’elle berce la poupée. On n’a pas grand-chose à se dire, Marianne et moi, à cause de la poupée qui demande des soins constants. On parle par gestes. Au bout d’un moment, Marianne me montre son poignet droit sur lequel brille un joli bracelet rose fait de petites perles ovales. Je souris en le voyant et fais une mimique d’admiration en lui adressant un grand sourire. Elle dit tout bas que c’est Marguerite qui le lui a donné. Je lui dis, tout bas aussi, que Marguerite veut que tout le monde soit heureux au domaine. Marianne est tout à fait d’accord. Si ce n’était cette affaire de poupée, je sens que Marianne aurait beaucoup de choses à me dire. Il est vrai que la poupée ressemble tant à un bébé pour de vrai que je n’en veux pas à Marianne de s’y méprendre. Je continue de longer le couloir et j’arrive rapidement au numéro 15, la porte est à peine fermée et Julien dort la bouche ouverte ; il est plus blanc que la blancheur elle-même. Ses joues sont creuses autour des lèvres. Je rentre en silence et m’assieds sur le bord du lit. Toute la pièce est dans la pénombre, ce qui donne au tableau qui pend au mur un air encore plus sinistre. C’est une longue table remplie d’assiettes avec des tas de gens autour qui se disputent. Il y en a un au milieu qui ne dit rien et qui ressemble pas mal à Julien, blanc comme la chaux. Comme je ne veux pas le réveiller, je reste là, perdu dans mes pensées, repassant dans ma tête les recommandations du directeur ; je me dis que je vais devoir les noter pour n’en oublier aucune et j’y vois une bonne occasion de commencer mon cahier, même si déjà j’ai de la peine de salir avec mes mots les belles pages blanches. Je me demande aussi comment je vais raconter ces histoires d’escapades qui me sont désormais interdites et si les raconter est la même chose que d’y aller vraiment. Il y a beaucoup de choses sur lesquelles je vais devoir réfléchir. Tout à coup, Julien se réveille, il me voit sans vraiment me reconnaître et me demande un verre d’eau ; je le lui donne. Quelques minutes après avoir bu quelques gorgées, il referme les yeux et se rendort. Je sors doucement de la chambre pour rendre ma dernière visite. C’est Pauline. Elle, au contraire, est bien éveillée, assise sur son lit accoudée aux coussins. Aussitôt qu’elle me voit, elle me salue allègrement et commence à faire des mouvements avec sa jambe droite, comme pour dire que finalement elle est guérie de sa fracture. Elle me dit que le médecin ne semble pas la croire totalement et me demande de lui apporter le déambulateur qui est dans le couloir pour me prouver qu’elle est capable de marcher. J’hésite, car je ne sais pas si je peux accepter cette responsabilité, mais je finis par accepter. Je place le déambulateur contre le lit et, aussitôt qu’elle pose ses pieds sur le sol, elle l’attrape et commence à marcher, d’abord avec précaution, puis avec aisance dans toute la chambre. J’applaudis la prouesse et je lui promets d’en parler à Marguerite. Une fois recouchée, on commence à jouer à notre jeu favori, qui consiste à choisir le nom d’une maladie et à le faire rimer. Aujourd’hui, on choisit la rougeole, qui prend ses médicaments dans un bol, les médicaments, elle en raffole, mais au bout d’un moment elle en a ras le bol, et s’envole, puis retombe sur le sol, en perd la boussole et se noie dans l’alcool. Cela nous fait bien rire. Quand je repars, elle me dit « Au revoir, mon chéri », et allume la télévision. Avant de redescendre, je vais jusqu’à la chambre qui se trouve à l’autre bout du couloir pour vérifier si elle est encore vide, mais elle ne l’est plus. Une silhouette bouge sous la couette et sur l’oreiller des cheveux noirs s’éparpillent. Je m’en vais à reculons jusqu’au palier et redescends en vitesse. Au-delà des quatre alités que je connais et qui me sont chers, derrière les portes closes, un monde d’autres alités grouille et je ne sais pas si je veux le connaître.
Je suis le mouvement et j’ai envie d’en savoir plus sur le domaine et ses habitants. Parfum de mystère. Merci.
Merci, Gilda ! L’équilibre entre le mystère et le dévoilement : vous m’indiquez un chemin difficile, mais je vais essayer !
moi suis pas si sure d’en avoir envie que Gilda, un peu peur de coeur tordu tout de même, mais comme on aime ça nous les humains…
Vous avez raison, ce ne sera pas beau. Mais comme dit Mauvignier, on saute ou on ne saute. Merci, Brigitte !
Bien des souvenirs et même des réminiscences me viennent à la lecture de ce texte.Comment parler ou garder silence devant les exemplaires de « la multitude des seul.e.s » ? Et cette question de « l’alitement » sont Edgard Morin centenaire, dit, dans son récent livre, Encore un moment, qu’elle a été et reste sa façon de résister à la sortie du ventre maternel , cela se reproduit chaque matin prétend-t-il.
Comment peut-on oser rendre visite à quelqu’un qui pour des raisons qui .excèdent la volonté personnelle, reste confiné dans sa chambre comme un embryon dans son placenta .Quel est le miracle relationnel qui fait franchir la porte dans les deux sens avec l’incertitude d’avoir accompli quelque chose d’utile et de désiré ( de part et d’autre).Toutes celles et ceux qui ont cette expérience, familiale ou professionnelle peuvent en parler. Dans ce texte Helena, on voit que ce n’est pas si simple à vivre et à imposer parfois. Garder le lien, comme un cordon surnuméraire et parfois intempestif. Jusqu’au bout ? Je viens de relire la mort du Père Goriot de Balzac, et je ressens vivement ce malaise à voir la vie se déliter dans une ambiance glauque et angoissante. Pour autant, quelque chose se passe , de l’ordre de l’épreuve d’endurance et de vérité. Chacun.e à son tour en visite ou visité.e…
Marie-Thérèse, merci ! Je me suis complètement détachée de l’auteur et je n’ai qu’un fil d’intuition logique (cela semble contradictoire, mais ne l’est pas) qui me relie au personnage qui dit « je » et aux réactions qu’il peut avoir en contact avec ce qui est sa vie emmurée. Tout ce que je peux faire c’est d’essayer d’être honnête avec lui. Je ne sais pas dans quel monde je me suis introduite et je ne sais pas si je suis capable d’aller au bout. J’ajoute votre commentaire à ce fil qui me guide.
J’aime le contraste entre ce ton presque sautillant et la misère qu’il raconte. Donc ce qui réunit au domaine, c’est un genre de maladie, ou d’inéquation avec le monde social, à voir… quand on connait les hôpitaux comme moi, on s’y retrouve avec des sentiments mêlés…
Tout ce que je sais sur ce lieu est vu par le biais du personnage. C’est quelqu’un qui a été tenu comme irresponsable pénal par un juge et qui purge sa peine. Le ton « sautillant » du personnage est complètement intentionnel; c’est son monde, il ne le voit pas comme anormal, mais quelque chose peut-être lui dit qu’il doit s’en protéger. Merci, infiniment, pour ton commentaire, Catherine ! Il m’a fait réfléchir !
comme Gilda ici, j’irais bien ouvrir les portes des autres chambres, ou me laisser guider par Adrien dans les méandres de cet établissement étrange et familier à la fois… merci Helena pour ce voyage qui promet d’être riche en découvertes !
Merci infiniment, Gwenn ! Je découvre aussi à mesure que j’écris. Mais pas sûre d’arriver au bout, cela risque d’être difficile à écrire et décrire.
ça alors ! je n’aurais jamais imaginé l’étendue de ce domaine, ce « protocole » entre actifs et alités… l’étendue des possibles où tu nous emmènes est immense ! j’aime le ton décalé du personnage qui nous fait voir l’univers où il vit d’une autre façon (un des intérêts de l’écriture). Comme Gilda, j’ai très envie de découvrir la suite
Merci, Muriel ! Je découvre aussi à mesure que j’écris.
Merci aussi d’avoir souligné le ton décalé du personnage. J’aimerais continuer à le faire décrire son monde par ce biais-là.
Formidable. J’ai stupidement envie de dire : quelle imagination ! Il y a quelque chose de kafkaïen, et de balzacien… Cela parle d’une réalité très dure.
Merci, Véronique ! Réalité très dure, effectivement. Mais votre commentaire me donne du courage pour la suite !