Comme je l’ai dit sa cigarette, la première du jour pour ce que j’en connais est déjà insérée entre index et majeur sur la trace jaunie de nicotine le long des doigt, j’ai dit qu’il était bien tôt, peut-être six heures sûrement pas plus car comme je l’ai dit les cuisines de la brasserie sont silencieuses, d’ici deux ou trois heures on entendra leur bruissement fébrile qui durera la journée si la fenêtre reste ouverte, le bruit montera jusque tard dans la nuit jusqu’après vingt-trois heures et souvent un petit groupe viendra discuter en fumant dehors, dans la cour pavée devant les cuisines comme je l’ai dit. Souvent il n’y aura qu’une seule voix de femme parmi le groupe, un soprano usé posé sur le brouhaha des voix graves, celle de la vieille serveuse. Comme je le disais c’est peut-être la première cigarette juste au saut du lit, j’ai dit qu’il était assez tôt encore pour trainer un peu dans ce pyjama en tissu éponge un peu étonnant comme un pyjama d’enfant. Comme je l’ai dit il y a un sourire sur son visage un sourire triste peut-être juste la brillance des yeux, peut-être un reste des larmes de cette nuit orageuse, les yeux brillants encore un peu qui se détournent pensifs et fuyants sous le grand front encadré de la masse de cheveux bouclés et emmêlés encore, comme je l’ai dit il est tôt. Chaque matin la première cigarette avant le premier café, toujours à la fenêtre ouverte même en hiver, sentir l’air, la température, écouter la ville, respirer par les poumons brumeux, tousser sûrement. Avant la question trop indiscrète qui pourrait être posée une voix lui fait tourner la tête et reprendre sa position à la fenêtre, une diversion bienvenue. Comme je l’ai dit il est bien tôt, cette voix là est inhabituelle à cette heure-là, la voix de la vieille serveuse, il lui suffit de se pencher un peu pour la voir et pour la saluer de la main, à force on se reconnait, on se montre un peu. La vieille serveuse, c’est affectueusement pensé, pas tant les années du corps qui supporte plutôt bien leur passage, petit et fin, musclé il semble, le dos bien droit encore et la démarche vive dans la salle entre les tables et des cuisines à la salle et tous ces trajets qu’elle accomplit sans ralentir. Pas tant les années du corps non, vieille servante par l’habitude, elle habite tout près depuis plus de trente ans seule désormais, serveuse depuis toujours, son premier métier à l’âge de seize ans, pas imaginé autre chose parce que ça lui plaît, elle a voyagé comme ça l’hiver en station l’été à la mer et ici depuis plus de trente ans comme je l’ai dit. Elle a bon caractère comme on dit, elle ne laisse pas prise aux grincheux, elle a gardé toujours le plaisir de rencontrer, elle aime papoter la pluie et le beau temps. Sa gestuelle précise, sa grande habileté pour empiler justement les assiettes et encore par-dessus les fourchettes et dessous glisser les couteaux et la pile sur l’avant-bras et dans la main encore ajouter la bouteille, équilibre, précision, élégance, elle a plaisir à son efficacité, plaisir de glisser dans la salle d’une table à l’autre de sa démarche vive comme je l’ai dit. Elle a plaisir à retrouver les clients, les habitués pour saluer chacun ajoutant un détail personnel qu’elle aura retenu mais les autres aussi pour la surprise, la nouveauté. Elle aime bien guetter chaque mardi pour le déjeuner l’ouvrier qui travaille au théâtre, comme je l’ai dit le théâtre Montansier est juste à côté. Il s’installe chaque mardi à la même table face à la vitre avec vue sur la rue des Réservoirs, comme je l’ai dit la brasserie fait l’angle de la rue des Réservoirs et de la rue de la Paroisse, à l’intérieur même en été. Elle trouve toujours un peu de temps pour échanger avec lui, il est électricien, une sorte de rendez-vous le mardi. Elle apprécie de savoir déjà ce qu’il aimerait commander, un steak tartare avec salade et frites, pas compliqué ça lui plaît, il n’a pas besoin de demander, juste elle dit ce sera comme d’habitude, même pas une question. Il a gardé ses vêtements de travail, sa veste de toile bleue et son pantalon plein de poches et un peu taché ce qui n’empêche pas une prestance distinguée avec ses épaules larges et bien en arrière et la belle forme de son crâne chauve. Pas besoin de demander, il aime cette fluidité de ne rien avoir à demander, il aime cette intimité qui s’est installée au fil du temps. Au fil du temps elle se surprend à le voir assis à la table face à la vitre, apparition troublante depuis ces mois où il est absent.
J’aime beaucoup ce texte qui glisse imperceptiblement d’un personnage à l’autre. Et puis cette absence troublante à la fin. Car le texte parvient à nous faire déjà nous attacher.
Merci Emilie pour votre lecture.