Elle écrirait sur la notion de chez soi depuis un lieu qu’on lui avait prêté, qu’elle pouvait occuper pour une durée indéterminée sans bail ou autre accord signé, depuis lui devant elle claudiquant, c’est ce qu’elle aurait pensé en marchant derrière lui, qu’il était estropié. La fabrication du chez soi… Pour se sentir chez soi, ce qu’il faut, ce qu’il faudrait, installer quelque chose de personnel, disperser et ranger ses objets ou déplacer les meubles, tirer la table plus près de la fenêtre… Mais ici elle n’avait pas pu, la table et les banquettes fixées au sol. Et de toute façon près de la fenêtre, presque collées. Ajouter une lampe, étendre un plaid comme imposer une dominante de couleur, faire disparaître ce qui heurte le regard, empêche que s’installe le sentiment d’être chez soi, et ici dans cette caravane où rien ne pouvait être déplacé, où l’odeur d’humidité avait fait suer le bois de la table et des banquettes depuis le dedans de la fibre couvrant leur surface d’une fine pellicule blanche avec parfois de petits ronds verdâtres disposés aléatoirement comme éclosent au soleil les fleurs de vieillesse, elle avait œuvré et ramené propreté à l’habitacle et pour elle ce serait cela constituer son chez soi. Et tandis qu’elle l’avait suivi la première fois, se demandant s’il avait été victime d’un accident de pêche et comment il aurait pu être embauché avec le handicap sourd-muet, mais peut-être seulement pour faire plaisir à la Micheline, sa mère, qui tenait la petite boutique de journaux à côté de la plage et qui connaissait tout le monde, donnait des sourires à tous ces clients, aux vacanciers autant qu’aux gens d’ici, avec des Monsieur ou Madame à chaque fin de phrase, et même du Mademoiselle aux fillettes, à tous ceux qui passaient le tourniquet avec les cartes postales pour venir jusqu’à son comptoir ou alors d’être juste la sœur des quatre frères Morin que tout le monde ici respectait ou alors on en aurait eu pitié, de la Micheline, qui avait tenu un méchant bout de ferme avec trois moutons nouveaux chaque année à qui elle donnait le biberon et qu’on entendrait pleurer tous les soirs vers cinq heures comme des nourrissons réclamant, deux chevaux et une vache attachée toute une vie par une corde qu’on distinguait à peine, s’était mise avec le garçon de ferme qui avait repris le bail et qui connaissait un tas de choses à ce qu’on disait du Fernand, mais qui était mort, la laissant seule avec le fils sourd-muet qu’elle avait eu tard et on ne sait pas de qui, la pauvre vie qu’elle avait eue, de chatelaine qu’elle était née et jamais allée à l’école et à la place obligée de servir, elle et son frère, d’épouvantails dans les champs du père, les horreurs qu’on peut raconter par ici, à moins que ce ne soit la vie qu’elle avait vécue, la Micheline, la véritable horreur, vivant jusqu’au bout dans le baraquement nommé l’Abri côtier avec son fils sourd-muet qui gesticulait, mais ne boîtait pas, elle s’en rendait compte à présent, elle avait été induite en erreur, qui gesticulait au devant d’elle pour lui faire signe tordant tout son corps tout en avançant dans le mou du sable s’assurant par de grands mouvements des bras qu’elle le suivait, vérifier qu’elle ne rebroussait pas chemin, malgré ne pas savoir où il l’emmenait, ce qu’il lui voulait, poussant des cris d’excitation d’une voix caverneuse qui mouillait au passage les lèvres violacées et épaisses, qu’elle ne se méprenne pas, parce qu’il voulait lui offrir un chez soi. Il fouillait à présent dans les poches de son pantalon informe issu d’un surplus militaire, lui lançant des regards inquiets, doutant qu’elle patiente le temps qu’il trouve dans le trousseau celle qui voudrait bien ouvrir la porte arrondie de la caravane qui rouillait sur ses deux roues. Et elle n’aurait pas eu peur de lui, elle l’aurait suivi, longeant le côté de l’Abri côtier qui semblait posé sur le sable sur le haut de la dune jusqu’à la caravane dissimulée dans l’obscurité d’un pin noir tourmenté.
C’est ainsi qu’il lui construisait existence à défaut de la retrouver, depuis les récits qu’il allait récolter, ce qu’on lui raconterait, qu’on accepterait de lui dévoiler, des bribes inventées ou entendues qui se mêleraient dans sa tête et au final ce qu’il reconstituerait prendrait existence et lui tiendrait lieu de réel. À moins qu’il ne la retrouve.
Ah, j’aime beaucoup cette mise en rapport d’une idée -la notion de chez soi- et de la matérialité que j’ai lue se déployer d’abord dans l’ordre du sensible, ensuite dans l’ordre du récit sans abandonner le premier… Très fort, très riche !
Très touchée de votre passage, de ce que vous écrivez aussi. Ce que vous relevez aide, donne vision plus claire. Tellement merci.
J’aime le tout début qui crée le dispositif qui va être questionné – le « chez soi ». Puis du dispositif on est déjà dans le récit avec l’homme énigmatique d’où se ramifient les personnages… la #3 est déjà là. Très beau l’épilogue.
Ah, merci, Michael, c’est ce que je me disais pour la 3. Tu me confirmes et merci beaucoup car je crois que je vais m’en dispenser…
Magnifique, beaucoup aimé vraiment…
ce chez soi qui se fabrique (j’ai pensé à Fabienne S.), et ce rapport entre eux, ces gens autour de la Micheline
et je t’attends pour les quatre frères Morin pour la #3bis…. ah ah
Très beau, cette notion de chez soi confronté à la vieille caravane (une chambre à soi…) « où l’odeur d’humidité avait fait suer le bois de la table et des banquettes depuis le dedans de la fibre couvrant leur surface d’une fine pellicule blanche avec parfois de petits ronds verdâtres disposés aléatoirement comme éclosent au soleil les fleurs de vieillesse »et le trajet derrière cet homme et comme ça se déploie en éventail tous les personnages, vraiment, vraiment bien…
« où l’odeur d’humidité avait fait suer le bois de la table et des banquettes depuis le dedans de la fibre couvrant leur surface d’une fine pellicule blanche avec parfois de petits ronds verdâtres disposés aléatoirement comme éclosent au soleil les fleurs de vieillesse », « qui gesticulait au devant d’elle pour lui faire signe tordant tout son corps tout en avançant dans le mou du sable » … les ronds verdâtres en fleurs de vieillesse le mou du sable . Et entrer dans les paysages et les figures de ton texte. Chez Toi. Merci.
Merci pour le « chez toi » qui me touche beaucoup, Nathalie.
quelle ambiance quelles tensions entre personnages dans ces lieux et le regard de celle (celui ?) qui bientôt va écrire leurs histoires, bravo Anne !