Face aux images d’un passé. Sans photos du lieu. Une forme d’immobilité en mémoire. Un temps suspendu. Un avant dans un ailleurs. Les trois étages à grimper. Le dernier plus abrupt sur un escalier en bois. Un escalier de grenier. Avec une rampe de grenier et des marches en bois plus hautes et plus raides. L’arrivée sur un palier d’un bois d’antiquité. Le souffle à regagner. Une porte à droite, une à gauche, un peu cachée, dans un renfoncement, et une autre à droite dans ce même renfoncement. On se souvient d’une dame, petite et dodue, et de sa fille sortant de ce lieu. Mais c’est la première porte à droite qui importe. La poignée à tourner. Un couloir sombre, de la longueur d’une pièce, avec une ouverture pour entrer dans une salle à manger. Mais on continue tout droit dans la cuisine, tout en longueur. Ne plus savoir les meubles. Ah si un buffet d’où sortait une boîte ronde et rouge emplie de pastilles Pullmoll. Ne pas trop aimer çà. Mais fallait bien faire plaisir. Dans le prolongement un fourneau, sans doute aussi une gazinière, puis un évier caché derrière une porte. N’avoir aucun regret de ce passé et de cette simplicité. On ne connaissait rien d’autre. En face de ce que plus tard je nommerai la souillarde, une table appuyée contre un mur, trois ou quatre chaises autour. Des bols, du café au lait, une boîte de gâteaux La porte de communication avec la salle à manger : une table, six chaises. Pas de fauteuil ni de canapé, mais une télé devant la fenêtre, un bahut (c’est ce mot qui refait surface), et une espèce de meuble articulé qui servait de bureau de rangement. On pouvait en ouvrir les portes assez hautes et accéder à des dossiers, des documents, une machine à écrire. En formica d’un rouge brun. Fabriqué par le grand-père. Presque un meuble luxueux. Pour l’accès aux chambres, il faut ressortir sur le palier commun avec l’autre famille, avoir pris la clé près de la porte d’entrée, se glisser dans le renfoncement et ouvrir l’autre côté de l’appartement. Trois chambres sans doute, ne suis sûre de rien. Mais ils étaient huit à dormir, avant que je sois l’enfant que j’étais. Ce qu’il me reste c’est la nudité des murs, l’absence de décoration. Des pièces à une fonction simple : dormir. On voudrait y restituer des vies. Ah si un dictionnaire « Tout en un », livre de prix que ma mère avait reçu pour son certificat d’étude. Livre qu’elle n’a même pas pu récupérer après la dislocation de la famille. Ce livre comme une absence, un manque. Ce côté-là de l’appartement, on y vient très rarement, juste pour rejoindre les toilettes au fond d’une chambre. Et encore plus avant dans le passé, c’était dans la cour. Remontée dans un temps dont il ne reste rien. Des souvenirs sans couleurs. Et à l’échelle de la taille d’une fillette qui ne parle pas ou répond juste à ce qui lui est demandé. Retour dans l’habitat principal. Les murs nus. Rien pour épauler le regard. Rien pour donner du rêve. Seul le catalogue de Manufrance, posé sur une chaise dans un coin. La sonnerie d’un téléphone ( on se souvient encore du numéro 32-75-12), une silhouette se lève d’une chaise de la cuisine, décroche, parle avec cet accent italien bien reconnaissable, les « u » qui n’arriveront jamais entre ses lèvres, et resteront des « ou ». Elle note quelque chose. Raccroche. Se tourne vers la deuxième silhouette, assise tout au bout de la table, dont la tête s’est un peu appesantie sur le journal, lui dit quelques mots dans une langue rapide et mystérieuse. Une sorte d’échange, de dialogue à une voix et une grimace. La bouche se tord mais l’absence de dents rend la réponse sans mots. Et le silence après. Et la perte.