Pour arriver à l’heure dans le bureau du directeur, il faut presser le pas, car celui-ci n’admet aucune seconde de retard. Or, il est onze heures vingt et le rendez-vous est à onze heures trente. En dix minutes, dans des circonstances habituelles, ce serait pratiquement impossible, mais il faut néanmoins essayer d’obéir. Je suis là pour obéir, m’a-t-on dit, et pas pour admirer le paysage. Grimper les marches deux à deux, c’est assez facile, même si, entre des lattes en bois, il y aurait beaucoup de choses à explorer que je n’ai sûrement pas remarquées la dernière fois. Quelqu’un laisse parfois tomber quelque chose, une pièce de monnaie qui roule et roule pour se cacher dans une rainure. Je l’ai rangée parmi mes trésors, qui n’appartiennent qu’à moi dans ce territoire qui est si grand et partagé par tant de monde. Au premier étage, si je me retourne, j’ai un peu le vertige, un instant très agréable d’instabilité, qu’aujourd’hui j’évite par manque de temps. Sur le palier, je tourne immédiatement à droite sans lever les yeux vers le lustre étincelant qui me fascine autant qu’il me défie. En sautant légèrement, j’arrive d’habitude à faire tinter les verreries du bout des doigts, mais, aujourd’hui, je n’en ai même pas envie, car mon cœur commence à battre plus fort à mesure que j’avance le long du couloir. Je ne sais pas ce qu’il me veut cette fois-ci. De mon côté droit, il y a des portes qui donnent sur les chambres du personnel majeur. Je fais doucement le souhait de n’en trouver aucune ouverte pour ne pas succomber à la tentation de m’y faufiler. J’en préfère une, mais je n’ose pas dire laquelle par pudeur. Je me contente d’en reconstituer l’intérieur tout en glissant sur la moquette docile, un peu usée par endroits ; il aurait été facile d’y enfiler un doigt pour faire un petit trou bien à moi, à côté des autres, déjà bien agrandis par ma faute. Les deux fenêtres donnent sur la cour-jardin, un engouement qu’il faut bien-sûr éviter. Je me contente du bruit de la camionnette du boulanger qui vient délivrer le pain frais pour le déjeuner. J’aimerais au moins savoir s’il est de bonne humeur ce matin ou s’il a l’air soucieux des derniers jours, mais je regarde tout droit et je suis fier de moi. Le guéridon orné du vase peint mériterait un examen complet, comme je le fais chaque fois que je passe devant, parce que je le trouve très beau, aux dessins si minutieux, si finement déposés sur la porcelaine blanche, que j’ai bien l’intention d’en écorcher le vernis déjà pas mal craquelé pour récupérer ne serait-ce qu’une infime partie de ce bouton de rose que le jeune garçon offre à la jeune fille assise au bord de l’eau. Voilà que j’ai perdu un précieuse minute avec cette distraction. Le couloir bifurque sur deux autres couloirs ; je prends bien-sûr celui qui mène au bureau du directeur, là où la moquette est si épaisse qu’on a l’impression de marcher sur de l’herbe fine et moelleuse ; d’habitude, en catimini, je le parcours de long en large sans relâche, jusqu’à ce que l’on vienne me chercher en me prenant pas trop gentiment par le bras. Au mur, il y a le portrait superbe ! L’admirer fait partie de mes occupations favorites ; j’ai une envie folle de monter sur un escabeau pour arriver à la hauteur des yeux du baron et bien regarder à l’intérieur de son âme. Et comment ne pas avoir la convoitise de lui arracher quelques perles parfaites de son chapeau de gala ou de lui retirer un peu de son sourire malin ! Il parait que c’est l’arrière-grand-père du directeur, que le peintre était un grand artiste et que cette œuvre vaut une fortune. En fait, je me suis si bien conduit que j’arrive à ma destination avec une minute d’avance. La pendule qui monte du sol au plafond est toujours à l’heure. J’entends la voix rauque et puissante de l’autre côté de la porte. Son nom éclate en lettres noires sur la plaque dorée, un grand rectangle toujours impeccablement astiqué par Julie, qui vient trois fois par semaine pour ne s’occuper que de cet étage. L’étage du dessous c’est moi et les autres qui le nettoyons, plutôt les autres car, quand arrive mon tour, on me dit que je suis paresseux et que je ne fais pratiquement rien. Voilà que le léger bémol de la demi-heure résonne. J’entends des pas qui s’approchent. L’indécision me prend toujours à ces moments importants de ma vie. J’attends que la porte s’ouvre ou je frappe avant ?
Entrer sous le coup de l’inspiration… 🙂
Et bien, peut-être. Je ne le sais pas encore. Merci de la suggestion, Nicolas, et aussi de ta lecture !
J’aurais aimé qu’il arrive moins vite devant la porte, parce que son parcours est à la fois drôle et énigmatique. Merci Helena.
J’ai essayé de prolonger le plus possible le parcours, mais tu as raison, j’aurais dû le faire un peu plus. J’ai eu moi-même cette sensation. Merci de ta lecture, Isabelle !
« dans ce territoire qui est si grand et partagé par tant de monde »
il me semble y avoir là un élément important de ton espace
aussi « un petit trou bien à moi », les différentes épaisseurs de moquette, autant d’indices qui singularisent la progression du personnage enfoui dans la crainte
mais est il vraiment paresseux ? (sourire)
Merci, Françoise, de ta lecture ! Il est en train de se définir sous mes yeux; si fragile encore ! Je suis plongée dans la lecture de ton livre et j’attends lundi avec impatience pour t’écouter et pour en parler. A tout vite !
ce personnage est adorable avec ses envies de trouer. la moquette ét écailler le vase. pour emmener un petit bout de rose… C’est prenant
Merci, Catherine ! J’essaie de ne pas mettre d’entraves aux mots, pour voir si ça marche.
Très envie d’aller direct à la 02bis, hâte d’en apprendre davantage, Enigmatique et pourtant il se définit progressivement, à moins que nous ne nous habituions à lui déjà sous le charme du mystère. Merci, Helena.
Ta question est très pertinente, Anne. J’aimerais tant que cela soit ta deuxième hypothèse ! Merci pour ta visite et ton défi !
Je reprends à rebours ce récit fascinant, quelle magnifique entrée dans le monde étrange et à la fois comme familier d’Adrien !
Je vais guetter les nouveaux textes chaque demie-semaine !!
Bonne route à toi Helena, nous te suivons !!
Merci, Gwenn ! Je vais voir si ce terrain continue d´être fertile !
Il est comme un enfant ou un petit animal. C’est plein de trouvailles.
Son monde labyrinthique d’escaliers, de couloirs et de portes
Un monde qui l’asphyxie aussi. Merci infiniment, Véronique, pour votre lecture !