Ce que l’on sait: l’appartement est au treizième étage sur quatorze, il donne sur l’arrière de l’immeuble. Il y a du carrelage au sol, du chauffage central, une cuisine simplement équipée, une salle de bains, deux chambres et un balcon (une terrasse en l’occurrence mais qui sera appelée balcon). Un divan et deux fauteuils recouverts d’un tissu pied de poule noir et jaune, une table de salle à manger, des chaises. Les vestiges de l’appartement subsistent dans des souvenirs muets, des empreintes tactiles et des rêves d’enfants. Quelques photos en noir et blanc ont fusionné ces archives éparses, il est désormais impossible de distinguer les sources de ce qui a été enregistré. Vision en contre plongée de l’immense fenêtre de la salle à manger ou du salon -les deux pièces sont aujourd’hui indistinctes- je laisse les pieds de la table sur la droite et j’aperçois le couloir à l’autre bout de la pièce sur la gauche. Une photo retrouvée récemment montre que la pièce est beaucoup plus petite que dans le souvenir, la distance a certainement été appréciée et enregistrée par un enfant de 2 ou 3 ans. La fenêtre est hors de portée, elle donne sur le ciel. Une image publicitaire d’un avion traversant un ciel bleu électrique s’est définitivement imprimée dans l’évocation de cette fenêtre. Des photos de l’époque ont enregistré un buffet, un poêle à charbon (probablement de décoration), une vitrine, une cheminée en marbre noir. Les murs sont tapissés d’une teinte claire avec des motifs de petite taille. Aucun souvenir de quoi que ce soit accroché au mur, mais les quelques cadres que je découvre sur les photos me sont familiers. Souvenir très ancien de ma chambre, une lumière d’été aveuglante a effacé les contours mais ses dimensions, son volume, la porte et la fenêtre sont gravés dans ma mémoire par un cauchemar d’enfant. Dans ce rêve je t’appelle mais aucun son ne sort de ma bouche. Deux archives du couloir. La première est une sensation d’obscurité paisible et rassurante. Dans la deuxième je suis tournée vers la cuisine baignée de lumière. Tu es dans la cuisine, sur la droite; le contrejour m’empêche aujourd’hui encore de distinguer clairement la scène. Ton image est floue, elle vibre des milliers de souvenirs de toi qui ne peuvent s’empêcher de s’y superposer. Elles produisent un bourdonnement lumineux qui m’empêche de faire le point. Je me tiens dans l’entrée de la cuisine, les yeux levés vers toi. Tu vaques à tes occupations, peut-être me parles-tu mais je n’entends pas ta voix. Cette scène muette est la plus ancienne que ma mémoire puisse convoquer, ta silhouette blanche nimbée de lumière et moi qui te regarde.
drôlement bien le plan des souvenirs évoqués par les images – allers et retours – beaucoup aussi le « il est désormais impossible de distinguer les sources de ce qui a été enregistré » qui peut être réemployé quand on veut (on mettra un copyright… :°)) Merci à vous
Merci beaucoup pour votre lecture, c’est très encourageant. D’autant que cette impossibilité de distinguer les sources des souvenirs m’inspire depuis longtemps. Je suis sûre de ne pas être la seule, on l’aborde chacun à notre manière 🙂
Je continue et les textes continuent de me parler, décidément. Suis aussi à l’affût de ces photos de famille…Traquer le souvenir, la matière du souvenir, les lieux, les ombres dans les lieux… C’est une quête fascinante que le texte traduit bien. Projet différent mais à partir de photos (d’inconnus cette fois) : « Les gens dans l’enveloppe » d’Isabelle Monin. Merci en tout cas !