Ce qui est certain, c’est la Scarpe, l’Escaut, les canaux, et l’entrée par cette veine dorée un soir à Oudenaarde, une fois la péniche hélée : le marinier avait tendu la perche aux deux filles de dix-huit ans près de l’écluse de Saint-Amand et à partir de là, les rives avaient glissé lentement de chaque côté, à tel point qu’il était impossible de distinguer le passage d’un pays à l’autre. Au couchant, on avait accosté avec l’impression de se retrouver dans un tableau achevé par un maitre flamand. En longeant ensuite le canal à pied, sans bien savoir où aller désormais – ça faisait partie de la route–, on avait demandé l’hospitalité ici et là mais les attitudes étaient évasives ou méfiantes, la langue des réponses incompréhensible et le soir imminent. Quelqu’un au bout de la ville avait fini par prendre en sympathie les deux marcheuses qui n’avaient rien à voir avec les tensions entre wallons et flamands, et leur indiquer l’adresse d’une vieille famille éventuellement accueillante. Portail lourd : quelqu’un s’approche pour déverrouiller, écoute celles qui maladroitement mendient un abri pour la nuit. Des sacs à dos, une guitare, rien de dangereux finalement. L’homme qui nous précède dans la cour d’un château impossible à deviner du dehors, nous attend sur le perron et s’engage à l’intérieur. Sobrement, il indique la salle de bains, au premier étage, en face de l’escalier de marbre puis, au bout du long couloir, en bas, la salle où nous sommes attendues quand nous serons débarrassées de la poussière, de la sueur, et peut-être de la vie d’avant. Il disparait. Les ancêtres portraiturés le long de la volée de marches sont d’étranges sentinelles que le passage des routardes laisse indifférents mais l’inquiétude nait devant une baignoire monumentale qui occupe le centre de la pièce, comme un risque de noyade, figé dans le temps. Pas question de prendre un bain : il s’agit juste de se rafraichir avant de rejoindre des inconnus, on n’interroge pas le rituel. Une fois prêtes, on descend doucement, pour ne pas déranger le silence des lieux et la lueur d’une salle se laisse repérer au loin. Pas sûres de vouloir rester mais on avance, on a faim, on avance encore, ralenties par la présence de livres lourds postés le long des murs et c’est l’orée de la grande salle. Tout au bout, une rotonde avec verrière donne sur le parc où il parait qu’on dormira, sous tente. Dans l’habitacle de verre, une petite table ronde est dressée, si belle à voir, pêches posées sur nappe blanche et flammes des bougies attisant les joues des fruits. Notre homme et son épouse sourient aux vagabondes. Ce n’est pas encore l’heure de dîner ni celle de chanter le mystérieux Plus dure que le diamant est votre dureté de Guillaume de Machaut en sortant la guitare de sa housse. Le comte, car c’en est un, nous invite à le suivre. On emprunte un autre escalier, une spirale froide en bout de course. On descend encore, les têtes fatiguées tournent. C’est là, dans l’immense cave voûtée qu’il fait toute la lumière. Il présente sa collection de plats à barbe, tous logés dans des alvéoles délicatement éclairées, raconte l’histoire de ces objets de faïence, de porcelaine, d’argent, semblables à des assiettes creuses ovales avec échancrures pour le menton. Soudain, il s’immobilise devant un plat à barbe de cuivre rouge terni. Il est très ému. Il se tait, le prend lentement. On le touche. C’est son trésor, le Graal patiemment recherché toute une vie, l’objet qui a inspiré Cervantès, quand son Don Quichotte vole le plat du barbier, le prenant pour l’armet de Mambrin. Le comte raconte sa quête de l’armure de tête à Tolède quand il était plus jeune, sa fièvre, sa découverte. Histoire offerte aux visiteuses du soir avant la remontée.