Nous tentons de reconstituer le chemin qui mène à l’appartement. Nous sommes au milieu des années soixante, un vent de modernité et de confiance dans l’avenir souffle sur la petite ville ouvrière. Des immeubles modernes se dressent y compris dans les quartiers populaires, ils portent le nom de « Résidence » et l’ambition d’un standing à la hauteur de toutes nos espérances. Notre immeuble et son jumeau ferment d’un trait droit la place semi circulaire, nous les appelons « buildings » peut-être parce que nous savons d’où vient le vent. Les commerces qui leur font face sont disposés en éventail avec l’église à gauche et la laverie automatique à droite. Ce sont des immeubles de quatorze étages, ils sont visibles de loin, de toutes les frontières de ce petit territoire. Posons une boussole fictive sur le lieu avec les buildings au centre. La place se trouve au nord et lorsque nous revenons de la boulangerie ou de la librairie -pour les journaux ou les pronostics- nous avons le point de vue le plus ouvert sur les immeubles gris qui occupent tout le champ visuel. La place est immense, quelques bancs de plastique vert soulignent l’arrondi et concentrent les regards sur les deux bâtiments. La hauteur des deux géants a probablement pour effet de dévier les vents vers le bas, c’est une observation que l’on fait fréquemment au bas des immeubles de haute taille -elle a d’ailleurs été reproduite en laboratoire- la place doit donc être constamment traversée de rafales qui tournoient longtemps avant de s’épuiser. Au rez-de-chaussée, les deux portes d’entrée sont des trous noirs qui absorbent toute la lumière ainsi que les souvenirs qui s’arrêtent à une distance ne permettant pas de distinguer l’intérieur du hall d’entrée. Une colonne d’ascenseur au centre. Bribe de souvenirs à propos d’une interdiction de prendre l’ascenseur. Il y a quatre appartements par étages qui occupent chacun un des angles de l’immeuble et disposent donc de fenêtres sur un seul côté de leur longueur. Le nôtre tourne le dos à la place, il donne sur les bois, le fleuve au loin, un paysage sans obstacle qui finit par se dissoudre dans le ciel. Lorsque l’on vient du sud -les bois communaux et leurs sentiers- ou de l’ouest -l’école bordée de peupliers- nous sommes baignés dans d’autres atmosphères. Avec la place nous avons quitté une certaine austérité, un univers d’adultes concentrés sur les courses à faire ou les mandats postaux à envoyer (je n’ai pas évoqué le bureau de poste qui se trouve dans un bâtiment légèrement décentré, à côté du commissariat de police, je crois). Ce sont maintenant les versants arrières des buildings qui nous sont offerts; ils sont plus débonnaires, plus familiers que ceux de devant, il faut dire que nous sommes ici de notre côté. Lorsque nous venons de l’école, on emprunte une voie qui monte en tournant le long de la cour de récréation, ce qui fait que, au lieu de s’éloigner en distance, on s’en éloigne d’abord verticalement. La cour de récréation est alors visible en contrebas et les petits personnages qui s’y agitent encore jouent sur une scène que nous quittons par les cintres. Leurs cris assourdis montent en s’accrochant aux branches des peupliers qui bordent notre chemin sur la gauche. Le bruissement de leurs feuilles qui frémissent au moindre souffle de vent est définitivement enregistré dans une mémoire très primitive. Il faudrait vérifier si durant toute la montée les buildings restent en vue mais dès que l’on atteint le sommet on se trouve dans leurs abords immédiats. Des jardinets ont été aménagés au pied des immeubles avec, au centre des pelouses bordées de murets, des bosquets touffus qui sont en réalité des cabanes, des cachettes auxquelles on accède par des mini sentiers uniquement accessibles aux enfants. Eloignons-nous maintenant dans la direction du sud ou du sud-est, dans les bois qui, vus de l’appartement, ont l’air si proches. Ce sont les bois communaux et nous ressentons ce sentiment, non pas d’appartenance, mais de proximité, de familiarité avec cette nature dans laquelle nous nous sentons chez nous. Nous y passons nos vacances et quelques photos en noir et blanc ont fixé les pique-niques de l’été 1967. Pas de souvenir direct du chemin qu’il faut emprunter pour revenir du bois mais le territoire des abords de l’appartement est maintenant quasi intégralement cartographié. Nous avons privilégié tout ce qui provenait de la mémoire, sans pour autant pouvoir garantir l’authenticité de ces souvenirs. Les archives de cette époque sont en effet disséminées dans plusieurs sources mémorielles qui ne peuvent plus être distinguées les unes des autres, certaines directes, d’autres provenant d’anecdotes ou de photos qui ont été assimilées aux premières. Aujourd’hui cet appartement n’existe plus que dans cette fiction qui ne cesse de se réécrire.
J’ai l’impression que le fil qui se dessine, c’est la reconstitution, ses moyens, ses obstacles et le pouvoir de la fiction dans tout ça. Ce « nous » qui est-il ? (Juste si je peux me permettre mais c’est très subjectif, je ne sais pas si je garderais la toute première phrase comme plus loin « posons une boussole fictive » : le lecteur vous suit parfaitement bien dans la démarche ! ) Merci !!