Il y a eu ce matin. Il y a quinze ans, tout juste. Depuis plusieurs semaines, tu t’essayais à l’écriture d’un roman, ta première tentative. Tu étais parti dans un ailleurs outre Atlantique pour une année. Pas pour concrétiser cette idée d’écriture, mais pour une expérience familiale. Ton épouse poursuivait un projet professionnel, tes enfants découvrait une scolarité différente et toi, à part quelques piges dans le canard local, tu avais du temps. Alors, tu en as profité.
Tu découvrais l’écriture au long cours. La traversée des océans, la navigation en eaux profondes, l’instabilité du grand large. De ton boulot de journaliste, tu ne connaissais que le cabotage près des côtes, la douceur du laisser-aller au fil de l’eau dans ta rade marseillaise. Tu naviguais à vue au milieu de nulle part sans aucune connaissance littéraire particulière, tu n’avais pas appris à lire dans les étoiles, tu ne savais pas te diriger autrement qu’en découvrant ce qu’il y a avait devant tes yeux.
Depuis quelques jours, le vent était tombé. Le pot-au-noir, la pétole. Pour dire vrai, tu ramais. Tes personnages se regardaient dans le blanc des yeux, infoutus de poursuivre l’élan amorcé. Alors, tu es allé à leur rencontre. L’un après l’autre, vous vous êtes assis à la terrasse d’un bar et vous avez discuté. Ils t’ont parlé d’eux, de leur vie, de leurs aspirations, de leurs secrets. Jo, Aziyadé, Marcel, Karl, Cissou, Cathy… Derrière l’image pas toujours très nette que tu avais d’eux, image nourrie de vagues souvenirs, de rencontres fugaces, de détails grossiers piochés dans tes lectures et, plus généralement, dans ta vie quotidienne, tu t’es rendu compte que tu les connaissais si peu. Alors, les traits se sont affinés, les visages se sont éclairés, les blessures sont apparues. Ici, une cicatrice. Là, un regard. Tu as pris le temps. Tu l’avais, de toute façon. Et puis, il y a eu ce matin-là.
Après avoir amené tes enfants à l’école, un quart d’heure à pied, tu t’es installé devant ton vieil ordi portable qui ronronnait comme un chat asthmatique. Tu as ouvert le fichier de traitement de texte et tu t’attendais à te perdre une fois de plus dans le blanc de la page. Quelques mots hésitants. Et puis il y a eu cet élan soudain, sans que tu comprennes vraiment ce qu’il se passait. Tu t’es mis à pianoter comme un virtuose, la musique en moins. Tu écrivais avec autant de célérité que de détachement. Tu as même eu l’impression de ne pas très bien comprendre ce que tu faisais. Une connexion directe s’est créée entre tes personnages et tes doigts sur le clavier, sans passer par ta conscience. Tu écrivais et tu devais attendre une pause de tes doigts endoloris pour découvrir le contenu de ta production. L’histoire t’échappait, l’écriture aussi. La sensation, tu t’en souviens parfaitement, était très étrange. Tu as laissé allé cet élan qui a duré plusieurs jours, semaines. Tu as laissé courir tes doigts sur le clavier comme un chiot dans les hautes herbes. Sans retenue. Jusqu’à épuisement. Jusqu’à en finir avec ton histoire, tes personnages, ton livre. De retour chez toi à Marseille, tu as envoyé le manuscrit à une paire d’éditeurs qui ne t’ont pas répondu. Tu t’y attendais, la finalité de ton projet n’était pas la publication mais l’écriture.
À l’occasion du confinement récent, tu as pris le temps de relire ce texte. Au-delà de tous les défauts dont il est farci, tu as retrouvé par endroit ce mouvement perpétuel, cette écriture auto-suffisante, ce décollement spontané. Tu t’étais dit que tu pourrais reprendre la forme, la syntaxe, l’écriture. Et puis, tu t’es rendu compte qu’aussi imparfait était ton texte, il appartenait à un moment précieux. Dois-tu chercher aujourd’hui à le retrouver ? Tu ne crois pas, il reviendra peut-être un jour mais ce n’est pas très important.
L’important, maintenant, c’est que tu sais que ce moment existe.
« L’histoire t’échappait, l’écriture aussi. La sensation, tu t’en souviens parfaitement, était très étrange. Tu as laissé allé cet élan qui a duré plusieurs jours, semaines. Tu as laissé courir tes doigts sur le clavier comme un chiot dans les hautes herbes. Sans retenue. Jusqu’à épuisement. Jusqu’à en finir avec ton histoire, tes personnages, ton livre. »
J’aime bien cette idée de texte finalisé qu’on a laissé en rade après avoir tenté de le partager pour le publier. Je ne suis pas trop étonnée du résultat, il faut tout de même un sacré culot pour croire que ce qu’on invente dans sa tête puisse se retrouver dans un livre, et par dessus le marché qu’il convienne à une maison d’édiiton, avec sa fourche caudine que tout le monde connaît , mais on tente sa chance quand même. Juste pour voir si ça fait retour ou non. La génèse de ce livre montre son caractère plutôt ludique et circonstanciel. Est-ce qu’avoir du temps suffit pour qu’un livre devienne « présentable » ? On sait écrire certes, rédiger, argumenter, agrémenter, digresser, restructurer, imaginer, recombiner, mettre en valeur des paroles, des idées, des images, et on applique ses compétences un peu comme dans une recette de cuisine. La facilité d’écrire , même après un déblocage apparu comme providentiel est peut-être une fausse amie. Bernard Noël, l’a répété bien souvent. Lui qui s’en plaignait… Reste ce « moment précieux », qui est cette plongée délicieuse dans un puits d’écriture semblant inépuisable… Si ça s’est produit une fois… Pourquoi pas d’autres fois ? Dans d’autres circonstances ?
j’aimerais bien tenter un truc pareil, et sûre que quelque part dans ce texte il y a un repère, un fil à tirer
J’aime bien l’idée d’aller rencontrer ses propres personnages et qu’ils aident à mieux voir en retour les personnes dans la réalité, avec plus d’attention. Je suis d’accord avec Caroline qu’il y a certainement des fils à tirer entre ton texte de départ et aujourd’hui. D’ailleurs ce texte-ci n’en est-il pas un ?
Ah mais effectivement, tout surgit d’un lieu qui nous est inconnu, le degré d’étrangeté qui bouscule tout, l’élan et l’enthousiasme qui emportent ! oui, ce serait fantastique comme disent Caroline et Nolwenn, d’aller tirer le fil, d’extraire le parcours des personnages, le premier livre comme un premier passage, et puis avec le temps, tout enfle, tout bouillonne… la réécriture est toujours un immense plaisir, travail d’orfèvre qui agit en chantonnant…
Tirer le fil ou bien aller chercher dans ta mémoire et seulement dans ta mémoire ce qu’il te reste de ce texte « échappé » , et écrire à partir de l’écume ainsi recueillie.
L’expérience de cette écriture hors contrôle ne peut pas ne pas avoir laissé des traces intéressantes …
« les doigts sur le clavier comme un chiot dans les hautes herbes »… maintenant que le chiot a grandi et les doigts longtemps couru, ne pas oublier ces impulsions premières doit être un délice, à chérir, oui.
Ton intimité avec tes personnages me fascine. Vous vivez dans des mondes parallèles, mais la page est comme un miroir par lequel vous passez, toi et eux, dans un sens et dans l’autre, pour vous rencontrer.