J’écris cet épilogue dans l’une des deux dépendances extérieures qui entourent ma maison. Ces deux bureaux se ressemblent. Ils ont la même superficie : un carré de cinq mètres sur cinq. Ils ont les mêmes bibliothèques : des planches de chêne supportées par des U de métal. Ils ont chacun un large plan de travail : l’un, tout gris et lisse, en matière composite, l’autre, aux couleurs chaudes, en chêne massif. Chacun de ces bureaux dispose d’un confortable fauteuil ergonomique de marque Steelcase : l’un, noir, dont les mécanismes s’adaptent aux mouvements du dos en soutenant les reins, l’autre, le modèle SILQ, gris clair, qui épouse les mouvements du corps par la seule intelligence de ses fibres de carbone. Ces deux bureaux ont la même orientation, plein Est, face au levant. La vue à travers leurs baies vitrées qui gardent toujours traces des pluies et des insectes suicidaires, est agréable, végétale et verte au premier plan, avec de la mer dedans au loin. Un autre avantage de ces deux bureaux est leur apaisante bande son : on n’y entend qu’oiseaux, régulièrement aussi aboiements de chiens voisins, quelques machines de jardinage parfois aussi, rarement et dans la nuit durant l’été seulement les sons sourds d’une fiesta en plein air dans le village. Je ne choisis jamais entre ces deux bureaux. J’avais rêvé il y a plusieurs années d’avoir plusieurs lieux où écrire, lire, rêver, dormir, gribouiller. Un vieux souvenir de Le Clezio passant de pièce en pièce selon les personnages et les chapitres. Je sais aujourd’hui que cela ne me concerne en rien. Qu’importe les lieux, les outils, les rituels et tous ces détails inutiles: il n’y a rien à écrire et rien à décrire. La seule et unique raison pour laquelle il m’est impossible de choisir entre ces deux bureaux est le coeur même de ce que je suis en train d’écrire. Roman ou non-fiction ? Je ne sais pas. L’épilogue peut être tranchera. Seule certitude c’est que dans l’histoire du personnage qui s’était construit deux bureaux, une femme arrive qu’il voit en train d’écrire dans le bureau où se trouve le fauteuil modèle SILK. La vie même du personnage est transformée. Le bureau où la femme écrit devient un lieu sacré, un réel devenant magique. L’une des deux dépendances extérieures de ma maison est désormais sanctuarisée. Un jeune citronnier pousse devant elle pour accueillir la maîtresse des lieux. Je sais que nous parlerons ensemble un de ces jours des subtilités du dispositif narratif susceptible de livrer les clefs d’interprétation du récit romanesque.
Toute recherche doit être narrée
Umberto Eco
« La vue à travers leurs baies vitrées qui gardent toujours traces des pluies et des insectes suicidaires, est agréable, végétale et verte au premier plan, avec de la mer dedans au loin. » Ce qui se diffuse dans la vitre palimpseste. Le levant. Des arbres. La mer. Un citronnier. « J’avais rêvé il y a plusieurs années d’avoir plusieurs lieux où écrire, lire, rêver, dormir, gribouiller. » Qui a deux bureaux perd sa raison d’écrire? L’irruption d’un non-personnage qui écrit comme vecteur d’écriture? l’épilogue le dira…?
Narrée… oui c’est beau
Perdre sa raison d’écrire ou écrire à en perdre la raison ? Merci Nathalie de vos passages attentifs. Je suis incapable de vous dire ce que l’épilogue dira. Et peut-être n’est-il qu’un non-épilogue, juste là pour commencer, comme un prologue ?
qu’importe le lieu oui, surtout si le projet est mur et l’élan fort et canalisé… mais me semble que vos deux n’importe ne sont pas tout à fait dénués de charme et confort (ce qui ne nuit pas)
Quasi fantastique cette situation, ces lieux miroirs qui aspirent la force créative, la tiennent captive ou la relâche…
j’aime savoir ces espaces juste au-dessus de là d’où j’écris, merci Ugo pour le parfum du citronnier, et la mer en dedans