La fenêtre entrouverte laisse circuler l’air frais du matin et se glisser les échanges entre les oiseaux du jardin. Face à celle qui tente d’écrire, des dizaines de post-it accrochés avec une pâte agrippante pendent sur la bordure des deux étagères où sont posés livres dont on peut se saisir rapidement, photos rassurantes faisant office de gri-gri, et pots à crayons divers et variés qui n’ont guère d’utilité puisqu’elle écrit désormais à l’ordinateur. Les petits bouts de papier, blancs ou jaunes, indiquent des taches à faire, concernant à la fois les ateliers d’écriture qu’elle anime, mais principalement les projets d’écriture en cours. Quelques mots, parfois sibyllins, pour ne pas oublier d’ajouter ici quelque strophe ou paragraphe, là de relire un passage, encore ailleurs de finir une nouvelle qui patiente depuis fort longtemps, ou de préparer des articles de blogs un peu à l’avance. Ses yeux les regardent sans réellement les voir, puis s’immobilisent comme souvent sur des photos de ses autrices préférées : Virginia Woolf à Monk’s House, Marguerite Duras de dos face à la mer, aux Roches noires, Sylvia Plath et la tête énigmatique d’une Bernardine du musée de Brives, sans oublier une reproduction de Carl David Friedrich d’une femme vue de dos scrutant l’horizon au loin. Sur le bureau s’affichent les fenêtres qu’elle vient d’ouvrir sur l’ordinateur. Elle vient juste de cliquer sur l’icône de Scrivener où il y a longtemps qu’elle n’est pas venue. Elle ne savait plus tout ça. Tout ce qui s’était écrit là et resté engrangé. Il y a des titres dont elle ne sait même plus ce qu’ils peuvent ouvrir comme univers :
— Sous la peau du réel : 9 chapitres
— Où la lumière se tait : 12 chapitres, accompagné d’un journal de bord
— Traces : 5 chapitres
— Hodie : une vingtaine de fragments de cent mots
— Miroir : mais le titre a changé, est devenu Entre lacunes et lichens. C’est un recueil terminé, envoyé à différentes maisons d’éditions et refusé partout.
— En ce jardin : un autre tapuscrit, envoyé à plusieurs éditeurs et refusé
— Objets : avec un seul fragment centré sur la main du père resserrée sur la poignée du tampon buvard. Il lui semble bien que d’autres « objets » avaient été écrits, mais ils devaient être dans des fichiers, ailleurs .
Ouvrir de nouvelles fenêtres sur Libre Office, avec de nombreux fichiers . Se dire que si elle plonge dans la liste de toutes ces rubriques, elle va oublier d’écrire. Alors elle feuillette juste le livre d’Annie Dillard, lu en 2017, et relit les passages soulignés, en recopie quelques lignes : La ligne de mots est un marteau.Tu t’en sers pour explorer les murs de ta maison. Tu les tapotes, doucement, partout. Après les nombreuses années passées à étudier ces choses, tu sais à quel bruit prêter l’oreille. Certains murs sont porteurs ; il faut qu’ils restent en place, sinon tout l’édifice s’écroulera. D’autres murs peuvent disparaître sans dommages ; tu sais entendre la différence. Malheureusement, c’est souvent un mur porteur qui doit disparaître. On n’y peut rien. Il n’y a qu’une solution, qui te consterne, mais c’est comme ça. Flanque-le par terre. Gare.
Derrière celle qui dialogue avec des fenêtres ouvertes sur un écran d’ordinateur, les centaines de livres où elle a plongé son regard, éblouie parfois par des échappées qu’elle n’oublie pas : ah ce cafard au fond d’une pièce vide, ou ces voyages en voiture traversant des régions qu’elle chérit, ou ces histoires de terroir écrites au couteau, ou encore ces recueils de textes où de petits fragments de pas grand-chose font chavirer. Tous ces livres arpentés. Avec cette sorte d’écume jaillissant sur le visage. Et avoir, tout au long de cette année erré dans les livres de Virginia Woolf, lui a donné cette sorte de regard un peu perdu, qui lui font regarder le dehors d’une manière encore plus floue qu’avant.
Elle s’imagine que reprendre un des « romans » déjà plus qu’amorcé, et aller au bout cette fois, est peut-être une bonne idée. Sauver des personnages de l’impasse. Ne rien faire d’autre que cette plongée. Elle sait combien elle aime ça. Le reste elle s’en fiche. Le jardin est en friche, qu’importe. La cuisine en désordre, et alors. Et elle ne répondra pas au téléphone. Et s’il pleut tant mieux, il n’y aura pas la tentation du dehors. Enfermée dans douze mètres carrés, dans une pièce dont elle ne sait plus s’il y a une tapisserie sur les murs, tant les étagères la calfeutrent, une tasse de café ou de thé, selon les heures, posée sur le bureau avec des carrés de chocolat noir. Il faut juste que l’ordinateur ne donne plus ces signes de faiblesse qu’il distille ce matin. Et s’amarrer à une ligne de mots.
Bonjour, la liste des titres des fichiers ouverts tisse tout un univers et votre texte, par la seule description du bureau et les commentaires sur les textes finis ou en cours, dresse un portrait très sensible de la narratrice.