Le vent tombe au matin. C’est le moment où elle monte sur la terrasse couverte de sable. Cet instant est nécessaire. Se nourrir du dehors. C’est plus fort qu’elle. Il fait sombre à l’intérieur dans la pièce principale. Pas de bureau de « chambre à soi », mais la banquette à ras de sol, la table basse d’un mauvais bois teint d’un mauvais vernis qui s’écaille en laissant des auréoles blanches. C’est là qu’elle écrit. Qu’elle fait courir son doigt dans les craquelures du vernis. Les premiers caractères , c’était ça, des craquelures sur des carapaces de tortue exposées au feu. Pratique divinatoire. Sacrée. Ça la fascine depuis toujours, depuis que son maître de première année de Petite École avait montré à la classe des diapositives des jiaguwen. Depuis, elle aime le craquelé, les lézardes, tout ce qui forme d’aléatoires topographies, tout ce qui germe ainsi au hasard de caractères qui pourraient s’appeler nuages pourpres ou ruissellement intérieur de l’âme ou quelque chose de léger qui flotte dans l’air ou bien dans l’eau on ne sait pas.
Assise en tailleur, elle fixe en face d’elle le mur carrelé blanc bleu, fissuré autour de l’encadrement de la petite ouverture qui ne laisse voir que le mur de l’autre côté de la rue. Parpaings gris aux angles effrités. Ni construit, ni à construire. Posé là. Un mur pour vivre derrière et s’abriter du soleil, qui plombe. Elle ne peut s’empêcher de penser à la scène de la plage dans ce roman français – 局外人 Juwai ren – un meurtre sur la plage ardente. Ce n’est pas le meurtre qui la hante, c’est la lumière dans cette partie du monde – fluide bleue et intense. Et rien autour ne bouge. La couverture du cahier mauve est recouverte de sable, dépôt de la nuit. On dirait de la poussière, mais elle connaît bien sa texture maintenant. C’est l’ocre de la dune sur sa table. Elle y traîne les doigts, esquisse des mots, cherche des clefs, pense à la petite de la veille. Elle sait qu’elle doit écrire. Ses doigts fourmillent, picotent. C’est là que ça se passe. Mais elle ne sait pas pourquoi elle écrit. Sa mère lui manque. Lui envoyer des lettres ne suffit pas. L’heure avance. Mais le soleil ne pénètre jamais dans la pièce, conçue pour rester fraîche. Derrière, le bruit de la pompe qui fait monter l’eau dans la grosse citerne qui se trouve sur le toit. À sa droite, le crâne de chameau offert par J. Elle a besoin de café.
J’aime ce texte , il me fait voyager, le rythme des phrases est idéal, on avance sans à-coups.
J’aime beaucoup, sans trop savoir pourquoi. Si. Les images, le caractère chinois. Le voyage ou le voyagé, en filigrane. Moi qui reste attaché à mon plafond parisien. J’aime beaucoup, sans trop savoir. Si. Pour cela :
« Ce n’est pas le meurtre qui la hante, c’est la lumière dans cette partie du monde – fluide bleue et intense. Et rien autour ne bouge. La couverture du cahier mauve est recouverte de sable, dépôt de la nuit. On dirait de la poussière, mais elle connaît bien sa texture maintenant. C’est l’ocre de la dune sur sa table. »
Merci pour ce texte.
« Elle sait qu’elle doit écrire »
« mais elle ne sait pas pourquoi elle doit écrire »
Voilà. Je suis touchée
Elle vient de loin (géographiquement) cette écriture, et pourtant elle baigne dans la nostalgie de l’enfance et des séparations. Qu’a-telle perdu en voyageant, que veut-elle retrouver dans la citerne et dans la lumière hérissée d’une écriture calligraphique ? Le roman qui ne sait pas encore s’il sera noir ou rouge se prépare dans le cahier mauve. Envie de citer François CHENG :
Parfois un cyprès pousse en toi
Consentant[e]
tu porteras fruits
Foudroyé[e]
Tu deviendras torche
Si tu plonges en toi
– feuilles branches confondues
Par -delà tout oubli
Tu transmues
En chant
Le vent
François CHENG double chant