J’écris dans une pièce sans fenêtre, la salle d’archives du bureau d’étude pour lequel jetravaille. C’est une pièce d’approximativement quatre mètre sur neuf. Un plafonnier l’éclaire de façon rudimentaire. C’est une sorte de couloir où il n’y a rien sinon une porte, quatre murs de béton gris, trois armoires en métal dont une est à mon nom et dont moi seule je possède la clé, et un certain nombre de cartons soigneusement étiquetés, empilés contre les murs. Le sol est recouvert d’une moquette grise à poils ras.
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Depuis plusieurs mois, tous les soirs de la semaine, vers vingt heure, je quitte mon bureau, je décroche la clé des archives pendue au tableau, je passe différents portiques sécurisés, je prends l’ascenseur, je traverse plusieurs couloirs et me retrouve face à une porte semi-blindée que j’ouvre puis referme soigneusement derrière moi. Je pénètre alors dans la salle aux archives.
Je n’ai pas de bureau dans la salle aux archives. Le soir, pour y écrire, j’empile simplement quelques cartons sur lesquels j’installe mon ordinateur portable. Une dernière caisse me sert d’assise.
C’est étrange de se tenir dans une pièce sans fenêtre. Sans lumière du jour le corps est sans repère. Surtout que le silence y est feutré. Sans repères extérieurs les sens s’engourdissent. On perd la notion du réel. La vie se met entre parenthèse. On a la sensation de flotter.
Mais je me sens étrangement bien dans cette pièce, comme détachée de moi-même, de mon quotidien, de mes tracas.
Quand je m’installe dans cet antre retiré de la vie et du monde, je me sens plonger dans un monde lourd, profond. Sur la parois des murs grisés, je vois peu à peu apparaître des images de paysages, des contours d’animaux, des personnages étranges, des lueurs lointaines. Ces images m’absorbent. Et mon corps fond peu à peu. J’ai la sensation de m’abîmer au creux d’un divan très mou, de sombrer lentement dans les abysses d’un océan. C’est comme si cette pièce avait un double fond et que je me sentais glisser dedans. Ou que j’avais accès, par l’intermédiaire d’un portail magique, à d’autres parties de moi-même restée inexplorées jusqu’alors. Face à l’ordinateur je n’ai pas la sensation d’écrire mais juste de décrire le plus précisément possible ce que je vois, ce qui me traverse. Peut-être cela ressemble-t-il à de la transe ou à un état proche de la méditation. Et c’est comme si mes doigts n’avaient plus qu’à s’activer, se mettre au service de ce flots de sensations pour les traduire, les décrire.
Une fois la pièce quittée, la clé raccrochée au tableau c’est fini, je n’ai plus le moindre accès à ce monde. Toutes ces sensations m’ont déserté, elles se sont évanouies comme des rêves. Et la lumière extérieure que je retrouve en arrivant dans les couloirs achève de me sortir complètement de cet état.
La journée je ne pense pas à cet acte d’écrire. Jamais. Et jamais il ne me viendrait à l’idée de relire les pages noircies la veille.
C’est presque par désoeuvrement que je me suis mise à écrire, que j’ai laissé les mots couler peu à peu sur la page de mon ordinateur, que je les ai regardé s’épandre et en noircir lentement l’écran.
Avant, je vivais en couple avec une psychiatre. Je vivais chez elle, dans un quartier chic de la ville. Dans une maison bourgeoise où chaque objet a sa place. Où rien ne détonne. Où notre temps libre était organisé autour de repas guindés ; mon ex-compagne adorant recevoir, de soirées dans des restaurants parfois étoilés ; mon ex-compagne adorant manger de la nouvelle cuisine française, de sorties au théâtre en compagnie de ses amis ; mon ex-compagne étant férue de culture.
Après notre rupture, j’aurais pu tenter de remplir agréablement mes soirées, tenter de retrouver une vie sociale, d’aller me promener après le travail, de me rendre au restaurant, au théâtre, au cinéma. De voir des amis.
Je suis ingénieure pour un bureau d’études, ingénieure en chef. Mon travail consiste à étudier et calculer les économies d’énergies qu’il serait possible de réaliser sur des bâtiments d’une dizaine d’étages. Isolation, chauffage ou climatisation, type d’éclairage. Proposer des solutions adaptées. Contacter des entreprises. Soumettre des devis. Comparer le coût des travaux aux retours sur investissement. Faire des tableaux de rentabilité.
Après notre rupture, je me suis retrouvée du jour au lendemain à la rue. Je dis à la rue bien que j’aie évidemment ma propre maison. Mais étant située en province, je trouvais fatiguant de subir chaque jour les embouteillages. A l’aller comme au retour. Alors une fois la rupture consommée, j’ai pensé qu’il serait finalement plus commode de m’installer directement sur mon lieu de travail. De ne plus vraiment quitter mon bureau en somme. Et j’ai intégré la salle des archives.
Car je ne fais pas qu’écrire dans cette pièce aux archives, j’y dors aussi. Depuis notre rupture, tous les soirs de la semaine après avoir écrit, j’ouvre mon armoire métallique et j’en sors un lit pliant acheté en cachette. Le matin venu, je replie le lit que je consigne dans l’armoire, je vérifie la place des cartons, je referme à clé la porte des archives, je retraverse les couloirs, prends l’ascenseur et passe les portiques à l’aide de mon badge et avant de démarrer une nouvelle journée de travail, je replace la clé au tableau.
C’est un concours de circonstance qui m’a amenée à écrire. Travaillant dans un bâtiment administratif, il ne m’était plus possible de rentrer ni sortir après vingt heure. Dans la salle aux archives il n’y avait ni wifi ni réseau.
Enfant je n’ai jamais eu l’occasion d’exprimer mes talents artistiques. Je viens d’une famille où on ne fréquente pas les académies, où on ne prend pas des cours de trompette ou de théâtre. C’est tout juste si enfants nous faisions un peu de sport. J’avais personnellement pratiqué l’équitation. Plus tard je m’étais mise à la moto. Si on peut appeler cela un sport. Et de cet accès à l’art qui m’a été refusé j’ai toujours gardé une sorte de frustration, de sentiment de vie inaccomplie.
Ces soirées passées à écrie dans cette salle d’archives sont devenues extrêmement précieuses à mes yeux, des moment m’appartenant entièrement et où j’ai enfin et pour la première fois de ma vie, la sensation d’exister. J’ai beau ne me sentir que l’humble traductrice d’un flot d’images et de sensations dont j’ignore la provenance, c’est devenu l’expression d’un monde que je suis seule à connaître, seule à fréquenter. Et ça fait de moi quelqu’un qui posséde quelque chose d’unique ou peut-être même qui est unique.
La puissance de ces visions est telle que la perspective de les perdre me terrorise. Comment serait ma vie sans ces soirées habitées, inspirées. Plus le temps passe, moins je suis capable d’entrevoir la possibilité de faire l’impasse sur mes soirées à la salle d’archive.
content du retour !
Moi aussi contente d’être de retour ! J’ai réussi à négocier un été d’écriture et je m’en réjouis….
Je ne connaissais pas votre écriture mais je l’aime beaucoup et j’ai dévoré votre salle des archives, merci beaucoup et à bientôt.
Merci Clarence. Oui à très vite. Au plaisir de vous rencontrer. J’arrive à peine. Pas encore eu le temps de lire tous vos textes ni eu l’occasion de participer à aucun zoom. Mais grande excitation de repartir dans un atelier au long cours.