#été2023 #01 | Écriture et procrastination

L’une ne peut aller sans l’autre, comme le décrit si bien Annie Dillard. Isolement, coupure avec le monde, habitudes et refuges monacaux, autant de murs épais et solides par où néanmoins arrivent à pousser les herbes de la distraction. Sans procrastination, il ne peut y avoir d’écriture ; on peut croire qu’elle retarde tout le processus, pourtant, elle en est une partie vitale. On peut la programmer à l’avance et l’écrivain ne décide d’écrire qu’à certaines heures, rigidement, dans une discipline docile, ou lui permettre de vagabonder à sa guise, au fil des heures et des jours, lui laissant la place pour quelques moments lumineux auxquels on donne le nom d’inspiration. Elle peut avoir d’autres noms, mais celui qui lui va le mieux, je crois, c’est la peur. Des faux départs, des idées pas assez muries, de la banalité, du tristement déjà vu, du retour à la case de départ, de la panne qui fatalement arrive. Alors on regarde la couleur du fleuve, on va acheter des cerises, on feuillette un livre, on se met à travailler à autre chose ; quand un moment de répit s’annonce, on déclare qu’il est trop court, car replonger dans un univers si anormalement différent du nôtre demande du temps et du courage. La peur aussi d’avoir désiré quelque chose d’immense et de voir la montagne accoucher d’une souris. On reporte, on s’attarde, on oublie, sans vraiment oublier. La procrastination n’est pas une paresse oiseuse, elle sert si bien l’anxiété, qu’elle finit par créer la nécessité contraire, qui fait que l’on grimpe à nouveau la montagne. La plus grande peur, c’est l’envoûtement. Quand le film que l’on raconte n’est plus dans la tête, mais dans le corps, qui ressent chaque blessure comme un coup porté à soi-même. Quand ceux que l’on fait parler, marcher, se débattre, s’angoisser, semblent sortir d’un rêve, si palpable, si proche, si intrusif, qu’il nous fait douter de la réalité. Il n’est donc pas étonnant que l’on recule d’épouvante devant le monstre et que l’on essaie de le combattre avec tous les moyens à notre portée.

A propos de Helena Barroso

Je vis à Lisbonne, mais il est peut-être temps de partir à nouveau et d'aller découvrir d'autres parages. Je suis professeure depuis près de trente ans, si bien que je commence à penser qu'autre chose serait une bonne chose à faire. Je peux dire que déménagement me définirait plutôt bien.

24 commentaires à propos de “#été2023 #01 | Écriture et procrastination”

  1. « La plus grande peur, c’est l’envoûtement. Quand le film que l’on raconte n’est plus dans la tête, mais dans le corps, qui ressent chaque blessure comme un coup porté à soi-même. Quand ceux que l’on fait parler, marcher, se débattre, s’angoisser, semblent sortir d’un rêve, si palpable, si proche, si intrusif, qu’il nous fait douter de la réalité. Il n’est donc pas étonnant que l’on recule d’épouvante devant le monstre et que l’on essaie de le combattre avec tous les moyens à notre portée. « Bravo.

  2. C’est un peu comme d’être au volant d’une voiture, la nuit en hiver et rouler sur le verglas, sans aucune visibilité. Vous n’avez pas le choix, vous ne pouvez pas faire marche arrière, vous devez continuer d’avancer en vous disant que la route finira bien bien par être plus stable et que le brouillard se dissipera. Patrick Modiano

    • Je ne connaissais pas cette définition. C’est une superbe métaphore ! Merci, Laurent !

  3. Si je trouve aussi la conclusion magistrale, la démonstration est formidable : « La procrastination n’est pas une paresse oiseuse, elle sert si bien l’anxiété, qu’elle finit par créer la nécessité contraire, qui fait que l’on grimpe à nouveau la montagne. »
    Merci Héléna.

  4. Pour cet exercice, j’ai d’abord utilisé le elle, puis envisagé le tu, et finalement opté pour le je. N’avais pas pensé au on. Excellente idée que le recours au on. J’aime beaucoup l’usage que vous en faites, la distance qu’il permet. Et puis ce notre, à la fin. Une réussite.

    • Merci, Betty ! Votre commentaire est précieux, car la consigne de François est un vrai défi, justement, en ce qui concerne cette distance entre l’écriture et l’instance d’énonciation. Je vais aller découvrir votre texte!

  5. L’indéfini du sujet maintient à distance, il n’y a donc pas vraiment de narrateur dans ce texte, mais tous les narrateurs à la fois
    et oui l’envoûtement ! mais alors pas de peur, au contraire… et dans les contraintes que s’imposent celui qui écrit, tant d’ouvertures et de libertés…
    ainsi en va la création…
    salut Helena…

    • La peur, oui, toujours et indispensable ! Merci, Françoise, de ta lecture ! Je vais bientôt aller du côté de chez toi !

  6. Très chouette texte Héléna.
    Il me parle tant. Faire 1000 autres choses à la place d’écrire. Mais maintenant j’y vois plus clair sur la procrastination, sur sa nécessité. Ca déculpabilise.
    Et si juste ce passage : « Des faux départs, des idées pas assez muries, de la banalité, du tristement déjà vu, du retour à la case de départ, de la panne qui fatalement arrive.  »
    Celui-ci aussi : « La peur aussi d’avoir désiré quelque chose d’immense et de voir la montagne accoucher d’une souris. »
    Et puis, l’envie d’aller acheter des cerises… peut-être demain.
    Merci.

  7. Oui Héléna, ces monstres que l’on créé nous font un peu peur. et je me retrouve tellement dans ces vagabondages, tout est si juste dans ce texte

    • Oh, merci, Catherine ! Je vais aller bientôt découvrir tes « monstres », mais je les aime déjà ! 🙂

  8. Tu as tout à fait raison, Caroline ! Sans cette peur, aucun intérêt à écrire. Mais pour ce qui me concerne, j’ai vraiment peur. Merci de ton retour. Bientôt je vais aller te lire.

  9. (j’ai mis un moment avant de commenter) (ce n’est pas grave) (c’est aussi que je n’aime pas le mot – il me fait penser à cet autre, sérendipité, que j’agonis tout autant – non plus que l’action si c’en est une mais tu as raison, c’est là : on attend…) content de lire tes textes, Helena, en tous cas – merci à toi

  10. « La procrastination n’est pas une paresse oiseuse, elle sert si bien l’anxiété, qu’elle finit par créer la nécessité contraire, qui fait que l’on grimpe à nouveau la montagne. La plus grande peur, c’est l’envoûtement. Quand le film que l’on raconte n’est plus dans la tête, mais dans le corps, qui ressent chaque blessure comme un coup porté à soi-même. Quand ceux que l’on fait parler, marcher, se débattre, s’angoisser, semblent sortir d’un rêve, si palpable, si proche, si intrusif, qu’il nous fait douter de la réalité. Il n’est donc pas étonnant que l’on recule d’épouvante devant le monstre et que l’on essaie de le combattre avec tous les moyens à notre portée. » Merci Héléna. Je ne savais pas que c’était ça et maintenant je sais et je soupire 🙂

  11. J’ai peut-être doré un peu la pilule pour me rassurer ! 😉
    Merci, Gilda !

  12. « On reporte, on s’attarde, on oublie, sans vraiment oublier. La procrastination n’est pas une paresse oiseuse, elle sert si bien l’anxiété, qu’elle finit par créer la nécessité contraire, qui fait que l’on grimpe à nouveau la montagne.  » … tu me redonnes un peu d’espoir Helena. Merci!

  13. oui, c’est nous encore, dans la procrastination, nous toujours dans l’effroi et dans la joie. nous encore dans le doute, intimement. qu’est-ce qui nous sépare à ce point du faire, quelle est cette autre volonté, que l’on apprend à connaître et qui ne laisse pas de nous surprendre?

  14. Tout est vrai dans ce texte, je m’y retrouve et j’aime l’autorisation que cela accorde au temps pour écrire. Merci Helena d’avoir si bien décrit ces états par lesquels je passe moi aussi.