C’est un petit village de Haute-Garonne, une modeste maison du début du vingtième siècle avec un petit jardin, donnant sur la route. Nous avons quitté Paris et nos chambres de bonne pour écrire au calme. Nous nous connaissons bien, nous sommes amis depuis longtemps. Guillaume veut finir son roman, son premier, d’une grande importance à ses yeux. Il y travaille depuis deux ans. Pour ma part, je n’ai encore rien écrit, ou si peu, des bribes, quelques chansons mais jamais de texte en prose que je puisse regarder comme de la littérature. Guillaume sera mon guide dans la découverte de l’écriture, c’est en partie le but de ce séjour. Nous avons vingt cinq ans. Nous gagnons notre vie comme veilleurs de nuit entre trois et quatre nuits par semaine dans des hôtels. Nous ne sommes pas dépensiers et nous contentons du minimum. Notre seul luxe sont les livres que nous achetons chez les bouquinistes ou que nous volons. Après avoir économisé quelques semaines, nous sommes en mesure de nous installer pour un mois entier dans cette petite maison, sans contrainte extérieure. L’ambiance est studieuse, l’emploi du temps fixé pour la durée du mois a quelque chose de monacale dans son choix routinier. Ma chambre est à l’étage, la sienne au rez de chaussé. Nous nous réveillons vers midi, prenons un petit déjeuner fait de café dans des grands bols et de tartines puis nous attaquons les taches ménagères : entretient et courses. Ensuite, nous jouons au ping pong, de longs moments, une compétition amicale mais néanmoins acharnée. Il y a dans le fait de se mobiliser pour gagner un match le recours à des ressources qui seront utiles dans les périodes de découragement de l’écriture. Nous dînons vers dix neuf heures. Une fois par semaine, nous nous autorisons une bonne bouteille de vin que nous accompagnons d’un steak au poivre. A vingt heures, nous faisons une partie de rami puis, vers vingt deux heures, chacun de nous s’installe à une extrémité de la grande table campagnarde de la salle à manger ou dans l’un des vastes fauteuils et nous écrivons et lisons jusque vers six heures du matin. Mon ami donc met la dernière main à son roman. Pour ma part, j’ai choisi d’écrire des nouvelles. D’abord parce que la taille d’un roman me fait peur mais aussi parce que j’aime vraiment la forme courte. A cette époque de ma vie, je lis beaucoup de grands romans : Dostoïevski, Tolstoï, Balzac, Proust, Thomas Mann, Cao Xuequin, Powis… mais aussi des textes courts : Baudelaire et ses poèmes en prose qui sont ma toute première et puissante épiphanie littéraire; les contes d’Hoffmann; « Tandis que j’agonise. » de Faulkner; « Dans mon souterrain », « Les nuits blanches » de Dostoïevski; les » Nouvelles extraordinaires » d’Edgar Poe. Et ce format me percute, je sens que je peux écrire comme ça, enfin, que j’aimerai, que ça me ressemble. Mais je ne sais pas sur quoi écrire, je ne trouve pas de sujet. Mon ami me suggère de puiser dans mes rêves. N’y a t’il pas dans ma vie, des rêves ou cauchemars cycliques ou marquants? Ce serait un bon exercice d’en faire le récit en s’attachant à trouver, par les mots, la manière de restituer au plus près, les émotions qu’ils charrient. C’est ainsi que je commence et la matière ne manque pas. J’écris une première série de nouvelles que j’intitule « Contes du Lu Babu », du nom d’un monstre d’enfance, récurent sur plusieurs textes. Et puis, une nuit, une idée surgit. Celle ci n’est pas reliée à ma mémoire, à mon histoire personnelle. C’est une allégorie à la fois simple et puissante, philosophique. La forme m’en apparaît clairement. J’ai là, je le ressens ainsi, ma première «vraie» idée littéraire. Alors je me lance : « La météo avait annoncé une vague de froid…» et je déroule l’histoire de cet homme, coincé dans sa maison isolée en montagne, en proie aux rigueurs d’un froid polaire et prisonnier d’une couche de neige si épaisse et si dense qu’elle lui interdit de rejoindre ses semblables au village. Les câbles électriques se sont effondrés et le seul moyen de chauffage à sa disposition est sa cheminée. Il commence par brûler son stock de bûches mais la tempête continue. Il entame alors son mobilier mais la tempête continue. Il arrache les lattes de son parquet, puis vient le tour des planches formant les murs de son chalet et de la charpente. A la fin, il ne reste plus rien, il a brûlé toute sa maison. Ne demeure que la cheminée qui continue d’engloutir tout ce qu’il lui tend, jusqu’à ses vêtements. Alors, gelé, nu et désespéré, n’ayant plus aucunes solutions, acculé au fond de l’impasse de sa condition humaine, il se précipite dans les flammes. Je pose mon stylo car à l’époque, nous sommes en 1991, l’ordinateur individuel n’existe pas et mon ami et moi avons décidé de nous passer pour ce temps, de machine à écrire afin de ne pas nous gêner mutuellement par le bruit des touches d’un clavier de Remington. Je me sens différent, comme un peu plus grand que moi même. J’ai le sentiment d’avoir là saisi quelque chose de rare, d’impalpable d’ordinaire mais ici capturé. Je ressens que je ne comprends pas bien moi même tout ce que dit cette petite histoire, plutôt, je sens qu’elle vit au delà de moi bien que j’en sois l’auteur et je me dis alors, pour la première fois de ma vie, que je viens d’écrire un texte de littérature.
MERCI et surtout pour la beauté de l’aboutissement après cette longue approche (sourire, l’ai aimée cette approche)
Merci à toi Brigitte. 🙂 Et moi j’ai beaucoup aimé ta naissance d’un personnage : « une sorcière, vêtue d’étoffes claquant au vent, longeait en pleurant le quai d’un petit port sous la pluie qui ne voulait pas être tout à fait celui du Conquet. » Je l’imagine parfaitement, intrigué par son chagrin dans ce paysage breton qui surgit avec elle. Je suis allé au Conquet par jour de vent 🙂