Dimanche 12/03/2023
Arrivée entre chien et loup au pied de la grande maison de famille. Posée quelque part au milieu des montagnes. Immuable. Vide depuis des siècles. Pourtant on croirait apercevoir la silhouette de C. derrière le carreau de la fenêtre de la cuisine ou bien absorbée dans quelques pensées, assise sur la terrasse, entre les rayures vertes et les touches de rose de sa jungle de lauriers. Ce soir, plus de lauriers.
Je file dans le sillage de V. qui a fait de ces lieux sa retraite. Il se dit, depuis, guéri et heureux. Je le pense aussi, mais ne peux m’empêcher de lui trouver un coin de front empreint à jamais de cette douleur poussiéreuse. Sur la terrasse de pierre s’amoncèlent des petits tas de pierres — collection de C. — lorsque l’on commençait à la dire sénile.
Dans l’entrée, les sacs et le courage me tombent des épaules. Je tourne un peu en rond puis me décide à trouver un nid ou poser ma détresse et mes questions et mes cahiers. Je furète des endroits que je n’aurais jamais osé fureter. Je fouille les armoires, ouvre les boîtes, remue l’odeur des vieux livres qui sont partout et de mes yeux d’adulte comprends enfin les cairns de pierres sur la terrasse et tout l’infraordinaire de celle qui me donna le sens des mots. Je ne trouve d’autre place que sa chambre. Armoire à trois portes de chêne avec miroir biseauté au centre qui me renvoie mon profil trop maigre. La pièce est vaste, avec une mezzanine au plafond bas qui vient s’incliner en lambris veiné couleur miel jusqu’à la large fenêtre au-dessus de la terrasse. Il y a comme un petit parfum de lys fané. J’aère. Je déplace le lit, rajoute des tapis colorés, ramasse près de moi autant de fragments fragiles et raffinés de C.. Je fais mon lit. Draps bleus.
En éclair, je descends l’immense escalier sombre et bien trop imposant pour dîner avec V., dans le salon, taciturne, dont on n’a pas eu le courage de rallumer le feu à notre arrivée. La maison est glaciale. Après avoir avalé, dans un sourire long de silence, le repas préparé à mon intention — lui qui ce soir en arrivant me disais ne rien vouloir manger — il monte s’assurer que je n’ai besoin de rien. Non, ne ferme pas les volets, je veux les étoiles et je veux l’aube. Je me couche avec un ami. L’un des livres déjà lus et relus, mais que je n’avais pas encore prit le temps de lire, égarée et perdue dans la jungle de ma vie. Je tarde à trouver le sommeil. La nuit amène avec elle le sombre. Il n’y a pas d’étoiles, j’ai préféré laisser une petite veilleuse allumée et son reflet sur les vitres éteint celui des astres.
Nuit agitée, somnolée, impatiente… Les ressorts du matelas sont aussi nombreux que les raisons de ma douleur. Quelques fantômes viennent frapper à la trappe, donnant accès aux combles, là-haut sur la mezzanine. Je les laisse à leur appel. Cela fait longtemps que je les connais tous. Probablement un rat dans le galetas, me dis-je en forçant mes paupières à rester closes.
Réveil trop précoce. L’aube tarde. Un point clignote au loin. Jaune. Trop bas pour une étoile. Trop isolé pour être vie. J’écris. Et ma table est faite de draps froissés, de la pièce immense de souvenirs, de la mezzanine et de ses fantômes, de l’odeur de C. sur ses vêtements que l’on n’a pas eus d’autre courage que de laisser, tels quels, dans le placard. Et en dessous déjà, au plus proche de mon corps, immobile dans le lit, les ressorts de ma douleur.
C. ne concevait pas l’idée de traîner au lit, elle nous racontait l’histoire de Mr Amalfi — l’avait-elle inventée ? — Je n’en ai trouvé nulle trace écrite par la suite. Il s’agissait d’un homme qui voulut un si grand escalier qu’une fois construit, il n’eut plus de place dans sa maison. Il décida donc de faire de chaque marche une pièce. Seulement, il plaça sa cuisine au-dessus de sa chambre. Et au matin, c’était ses marmites qui dévalaient l’escalier et le réveillaient.
Et C. de rouler sur nous, lourde comme marmite, et nos fous rires et l’insouciance du présent des journées interminables des vacances d’été de l’enfance.
Ce matin c’est silence. L’aube finit par arriver. Bleue.
Très beau texte, je suis touchée. Et merci pour l’histoire de C. : faire de chaque marche de l’escalier une pièce. Magnifique.
remarquable…
« Je file dans le sillage de V. qui a fait de ces lieux sa retraite. Il se dit, depuis, guéri et heureux. Je le pense aussi, mais ne peux m’empêcher de lui trouver de front empreint à jamais de cette douleur poussiéreuse. […] Je furète des endroits que je n’aurais jamais osé fureter. Je fouille les armoires, ouvre les boîtes, remue l’odeur des vieux livres qui sont partout et de mes yeux d’adulte comprends enfin les cairns de pierres sur la terrasse et tout l’infraordinaire de celle qui me donna le sens des mots. e front empreint à jamais de cette douleur poussiéreuse. » […] Quelques fantômes viennent frapper à la trappe, donnant accès aux combles, là-haut sur la mezzanine. Je les laisse à leur appel. Cela fait longtemps que je les connais tous.[…] Et en dessous déjà, au plus proche de mon corps, immobile dans le lit, les ressorts de ma douleur.
J’ignore pourquoi nous sommes en si grande difficulté pour dépoussiérer nos fantômes dans les maisons que nous laissons derrière nous. Ce trouble persistant de qui se souvient sans pouvoir évacuer la douleur de l’absence, sa moisissure inéluctable au fil des visites. Je ne suis pas loin de penser que la place laissée par les ascendant.e.s ou les gens qu’on a vraiment aimé.e.s est une place à prendre ou à laisser. Il s e trouve toujours quelqu’un.e dans une famille, qui prend la décrépitude supposée sur soi, comme un fruit qui s’y astreint dans une corbeille de fruits. Ce n’est pas forcément un choix, mais c’est un signe fort dans la maison qui parle fort elle aussi. Question d’escalier ou de désescalade dans le sentiment de durer.Le chagrin envahit tout lui aussi , mais il arrive qu’on en réchappe pour faire revivre les maisons tristement éteintes. Apprendre à bâtir des cairns de souvenirs heureux ? Et en dessous déjà, au plus proche de mon corps, immobile dans le lit, les ressorts de ma douleur.
Je suis très touchée par ce texte
Merci!
Magnifique, merci Géraldine !
😉
J’aime beaucoup cette façon dont l’écriture redonne vie aux disparus (j’aime ce texte dans le texte) et « courage » aux vivants (?), de les débusquer au détour d’une fenêtre mais surtout d’un mot, d’une phrase. Merci Géraldine !
Merci Emilie!
…un sourire long de silence…
Merci pour ce voyage en émotions qui surgissent derrière vos mots.
Très beau texte.