Je le redoutais, on le craint généralement pour de mauvaises raisons, je me souviens de l’avoir évoqué d’un ton goguenard, genre « on ne me la fera pas » , il était au programme de la 1ère ou deuxième année de fac, me souviens plus, tout se ressemblait tellement alors, la fac à laquelle je ne dois pas grand-chose sinon quatre énormes chocs de lecture ce qui est énorme au final : Céline Cortázar Genêt et lui, grâce lui en soit rendue, ça m’a un peu sauvée, surtout lui, un tsunami dans mon cerveau engourdi de rébellion paresseuse. Petite lectrice, à peine lectrice, qu’est-ce que je foutais en fac de lettres ? Je repoussais l’heure de m’engouffrer toute entière dans la vie de salariée, travailler en tant qu’étudiante passe encore il fallait bien. Les livres avaient la cote chez nous (justement) mon père lisait (justement !) ma sœur lisait (justement ), ma mère lisait ( justement !), moi presque pas (comme de juste). Pas lectrice parce que pas vivante. Chez nous, les murs étaient couverts de livres du sol au plafond, des fenêtres aux portes, il fallait demander autorisation pour accéder, c’était tout un cirque dissuasif, il aimait à dire que nos pattes sales devraient être lavées puis recouvertes de gants blancs pour y toucher, OK je touchais pas, les vendeurs de collections complètes reliées se précipitaient à notre porte au grand dam de ma mère qui geignait tout en les engloutissant que les livres étaient d’affreux nids à poussière et que sa manie bibliophile nous ruinait, si elle avait eu seulement un peu de volonté, elle aurait divorcé quand il a commandé l’Encyclopedia Universalis. En dépit de tous ces ouvrages orgueilleusement alignés par ordre alphabétique, il ne me reste aucun souvenir d’un conseil de lecture, mais là, liste de la fac, annonce goguenarde et tu l’aurais pas des fois ? Ah tu vas te faire chier ma pauvre fille !
Donc je craignais. Sale réputation l’auteur: soporifique, ennuyeux, chipoteur, coupeur de cheveux en quatre, on lisait pourtant beaucoup chez moi, mais on lisait divertissant, on lisait pour fuir, et se distinguer peut-être, ne pas s’écouter sans doute, on lisait comme d’autres bouffent sans même regarder les plats. Comment dire le choc : cette amicalité de l’écrit soudain révélé, ça pouvait donc être ça la lecture ? Ce sentiment d’être ailleurs et pourtant toute à soi-même? l’étranger et le familier si étroitement tressées? Alors lu la première fois comme si enfin une maison pour moi, une masure en papier bible et caractères pâles, ma cabane en trois volumes souples reliés cuir, lu pour me comprendre et m’entendre dire t’es pas le monstre que tu crois, lu au lit et en compagnie à se tordre de rire à certains passages, lu dans le silence digne d’un confessionnal, lu dans l’ébahissement d’assister à la naissance d’un monde, lu dans la reconnaissance et puis relu pour retourner chez moi, relu plusieurs fois pour les délicieuses retrouvailles et de nouvelles trouvailles… je les regarde, ses trois tomes, ils sont rangés dans ma bibliothèque, ils sont usés jusqu’à la corde, recouverts de papier blanc dans l’espoir de faire se tenir ensemble les pages, leur auteur est mon meilleur ami.
« …ça pouvait donc être ça la lecture ? Ce sentiment d’être ailleurs et pourtant toute à soi-même? l’étranger et le familier si étroitement tressés ? » comme être révélée à soi-même par la lecture. Merci Catherine pour ce texte enthousiasmant et chaleureux.
ah chaleureux je ne sais pas, mais merci Muriel de votre lecture qui l’est !
» on lisait pourtant beaucoup chez moi, mais on lisait divertissant, on lisait pour fuir, et se distinguer peut-être, ne pas s’écouter sans doute, on lisait comme d’autres bouffent sans même regarder les plats. Comment dire le choc […] :Alors lu la première fois comme si enfin une maison pour moi, une masure en papier bible et caractères pâles, ma cabane en trois volumes souples reliés cuir, lu pour me comprendre et m’entendre dire t’es pas le monstre que tu crois » . Le décor est planté, le livre est descendu de son piédestal, il est devenu praticable et appétissant. Le livre inconnu, qu’il soit prescrit ou non prescrit est un livre qui tombe des étagères au moment où on ne s’y attend pas . Bravo pour cette histoire de rencontre improbable…
Merci Marie-Thérèse, oui les rencontres toujours par surprise!
« Chez nous, les murs étaient couverts de livres du sol au plafond, des fenêtres aux portes, il fallait demander autorisation pour accéder, » -« Alors lu la première fois comme si enfin une maison pour moi, une masure en papier bible et caractères pâles », … se faire sa maison ( justement ) « cette amicalité de l’écrit soudain révélé, ça pouvait donc être ça la lecture ? Ce sentiment d’être ailleurs et pourtant toute à soi-même? l’étranger et le familier si étroitement tressées? »: tellement bien dit ! merci . Et avec l’humour (revenue ! génial).
oui revenue encore faut-il tenir… Merci merci Nathalie!
tiens bon Catherine, et merci pour cette si juste image du livre maison, et l’humour
Très touchée par votre texte, merci.
même s’il y a cette phrase rude « pas lectrice parce que pas vivante » tant de sourires cueillis en vous lisant
merci à lui et à vous
(« l’étranger et le familier si étroitement tressées », c’est tellement ça, merci)
Oui, beaucoup de sourires en lisant ce texte, mais aussi l’émotion que l’on ressent lors de cette rencontre avec le livre qui compte ! Merci, Catherine.