J’sais pas… j’sais plus exactement ce qui m’retient… faudrait que j’le relise… j’pourrais, c’est un tout petit livre… en rentrant, ça m’prendrait quoi, une heure… ? deux, pour vingt à vingt-cinq textes… ? j’sais plus… Et puis y a rien… ça tient à rien ces textes, y a pas d’histoire pour les relier, y a presque pas d’histoire non plus dans chaque texte… c’est quoi, des petites scènes, comme ça, du quotidien… il se passe rien… rien j’te dis… et même l’ensemble, décousu, ça fait pas des notes pour un récit… y en a pas assez… personne aurait rien pu faire avec… à moins de mettre de la voix là-dedans, une voix… qui ferait parler les personnages comme un seul homme, à tour de rôle… et ferait tourner chaque texte dans le vide des scènes de la vie ordinaire, routinière… mais t’aurais plus rien des petits textes d’origine… Alors quoi… ? qu’est-ce qui m’retient là-dedans… qu’est-ce qui fait que j’lai lu et relu ce petit livre… oh, c’est pas qu’il est passionnant… j’viens d’te l’dire, ça tient à rien ces textes sans lien apparent… y a pas de passion là-dedans, pas d’envoûtement ni de fascination… mais j’avoue qu’il doit bien y en avoir un peu, quand même, sinon t’écris pas ça comme ça… Comment j’l’ai découvert déjà… ? Ça tient du je-ne-sais-quoi et du presque-rien comme disait l’autre… évidemment quand j’dis ça j’dis rien… parce que c’est fait comment tout ça… ? tu t’souviens… ? des images de corps, comme ça… ? J’ai parlé de scènes mais non, même pas… c’est pas si long, pas si large… ou alors si, c’est une scène complète, totale, qu’on peut très bien se représenter pour l’avoir vécue plusieurs fois, sauf que là… elle est prise à un instant t précis… comme si elle était figée, instant t0… passage du film à la photo, au photogramme… de l’espace au plan… du plan à la ligne… bref ! changement de dimension, à l’au-dessous… l’en deçà… un truc comme ça… sous la peau quoi… et là, la question du temps et de l’espace… c’est peau de chagrin… ou pipi de chat, comme tu veux… C’était pas pour rien l’image du gant retourné… Dans la grande librairie Mollat, à Bordeaux… un petit labyrinthe de six ou sept entrées et autant de salles… peut-être une dizaine en fait, si on compte des espaces ou des coins pour des thèmes spécialisés entre de plus grandes salles… le théâtre contemporain par exemple, la poésie japonaise, au pied d’une petite volée de marches entre les livres de poche, la salle des romans noirs et des essais critiques sur le côté… drôle d’association… et celle de la littérature française actuelle… c’est sûrement là où j’l’ai trouvé… à moins que ce soit chez Mon Livre, à deux pas de la fac… c’était bien plus petit, juste une salle carrée et tout ce qu’il faut pour les études… avec des livres entassés sur les tables… aujourd’hui elle existe plus cette librairie, c’est un bar-brasserie… de toute façon, même si c’était ailleurs, c’est d’abord dans la chambre du désir qu’il s’est retrouvé… enfin, la chambre de ses échos… C’était au programme des études, mais pas le programme commun… c’était dans un module spécifique, j’sais plus quoi, où j’me suis inscrit… avec Mme R, je m’souviens… c’était pas du cours magistral… c’était pas non plus une analyse classique où t’écoutes et tu notes tant bien que mal… y avait de ça, mais ça venait après, à la fin, comme pour réorganiser les éléments après une lecture collective libre et associative… qui collait bien au livre et à l’écriture de ces petits textes… c’était bien… en petit comité dans une petite salle de collège on aurait dit… et si tu comprenais pas, ben… ça viendrait plus tard… j’sais toujours pas si j’ai bien compris, depuis le temps, en tout cas, j’crois bien que c’est de là qu’est venue l’envie d’étudier un peu plus ces petits textes sans noms, faut bien le dire, puisque sans histoire, et sans autre titre qu’un numéro… Des images de corps… il y a ceux des personnages, bien sûr… qu’on connaît pas, et qu’ont pas de noms, bien sûr… mais ils ont un corps, comme toi et moi disons… et puis il y a les images de corps… intermédiaires… d’autres corps, comme ça, par bribes, isolés, comme le pied du Chef-d’œuvre inconnu disons… mais ça peut être aussi des corps, des membres animaux… et tout ça, c’est une scène de langage… c’est ce qui se joue chez le personnage, chez l’être de parole, comme toi, comme moi, mais… c’est sous la parole que ça se passe, sous la langue… sous le corps et même sous ses gestes quand ils participent du discours… enfin quelque chose comme ça… Si j’le relisais en rentrant, ça serait la combientième fois… ? Pourquoi en chiffres romains les numéros des textes… ? Le gant retourné… c’était une image pour parler de ce qui se jouait dans l’écriture, la recherche à chaque texte, chaque scène pour qu’elle en devienne une et donner à voir du réel… le truc, c’est qu’avec le temps, cette image, le dedans retourné devient un dehors bien établi… à un moment donné, il faut encore retourner le gant pour voir ce qui se joue, finalement, sur le dehors devenu dedans… et alors soit il faut répéter l’opération régulièrement, soit l’image, à la base, était mal choisie… mais bon, on s’en fiche… dans le petit livre, c’est le gant de départ qu’on retourne… Alors attends… c’était l’année de maîtrise, on venait d’emménager… on devait être rue Cousin, juste derrière la Victoire… un petit appart’ à l’étage, une entrée en guise de salon avec un petit canapé, une table basse et la petite télé, à droite la cuisine, avec la gazinière qu’on a jetée juste l’année dernière… ! à gauche la chambre bureau… la première machine avec laquelle j’ai tapé le mémoire… j’y connaissais encore rien… sauf le jeu du Démineur… De l’animal sous la langue… c’est ça qui se joue, c’est ça qui relie les textes, les petites scènes de la vie ordinaire… l’animal homme quand il est pris dans la langue… ou quand quelque chose prend de la langue… j’sais pas comment dire… j’ai donc rien retenu de ce que j’ai lu des autres lecteurs… ? ni de mon mémoire… ? J’revois bien le visage de Mme R, qui m’a aidé… une femme dans l’âge, cheveux courts poivre et sel, un peu comme moi aujourd’hui… je m’souviens bien de son faciès tout rond, avec ce drôle de sourire plus ou moins figé… ses petits yeux bleus, ses lunettes rondes… j’ai un peu oublié sa petite voix… mais pas sa rigueur… sa précision dans le choix de ses mots… elle m’a aidé à y voir plus clair… elle disait que c’était plus facile de lire Kafka ou Lacan que mon mémoire parce que chez moi, ou toi ou tout un chacun, le désir dans la langue nous échappe, et peut-être nous confond… enfin, c’est ce que j’retiens… Il y a cette image de l’enfance aussi, dans je n’sais quel texte… un enfant qui tient la main de son père ou de sa mère… et alors on lui parle, on lui dit qu’il faut faire attention, bien attention… et tout le texte tourne autour de ça, de la main serrée, des mots écoutés… de la main qui écoute si ça se trouve… de la langue qui passe par là en fait, par les mains serrées, entrelacées… D’un programme de lecture au désir d’étude, d’écrire, l’air de rien… il se passe quoi… ? Le pied du Chef-d’œuvre inconnu, tu crois que c’était aussi une façon de dire qu’il prenait son pied, le vieux peintre… ? et que c’est même un message, que c’est ce qu’il faut faire en toute chose pour donner des couleurs à la vie, au risque de s’y noyer comme le pied dans le tableau… ? ça a pas l’air comme ça, mais j’suis sûr qu’il y a de ça dans le petit livre gris… parce que c’est gris tous ces petits textes… ces tranches de vie quotidienne, trop quotidienne, c’est au gris, c’est fade… mais passées au filtre de l’écriture, des images du corps… de corps, en mode animal… ça rehausse les choses qu’en étaient pas encore tout à fait… ça redonne des couleurs, mine de rien… ça renforce la vie qui se passe en sourdine… peut-être même en sourdingue tellement on fait pas attention… tellement on veut rien en savoir… bref ! ça redonne un peu d’élan… de l’allant… les échos du désir malgré tout, quoi… ! Animalangue… ben quoi ! y en a bien un qui parlait de la lalangue… La fac de psycho et socio se trouvait de l’autre côté de la place… j’allais peut-être déjà là-bas, dans la vieille bibliothèque au parquet ancien, tout fendu et grinçant, les hauts plafonds, les grandes fenêtres claires… ou la partie plus moderne, plus feutrée avec ses ouvertures basses comme si on se trouvait entre deux étages et la moquette qui absorbait le bruit des pas, pour les démarches en ligne et le rayon lettres bien fourni… L’année du mémoire… mes premiers mots à l’écran, mes premières phrases tapées sur un clavier… long, fastidieux… j’ai imprimé le tout en fin d’année plus tard j’sais plus où, place de la Victoire… y a eu erreur dans l’impression… c’était que matériel, mais c’était un signe parce que c’est toujours comme ça… entre ce que t’écris et ce que tu finis par lire, quelle herreur… ! suffit de le savoir… mais bref ! au début de l’année, j’sais plus exactement si c’est le petit livre que j’étais en train de lire au bord de la piscine quand on m’a appelé pour venir voir les images des tours jumelles en flammes… en tout cas, il était pas loin… et si ce qu’on voyait à la télé aurait jamais fait l’objet d’un texte, j’me demande quand même si le moment où ME m’a appelé, pour venir voir… j’me demande si cet instant-là, elle à l’intérieur qui allume la télé, que j’entends sans voir, moi à l’extérieur devant la piscine, plongé dans mon livre… est-ce que là, dans sa voix, son timbre voilé pour m’demander de venir voir… quoi… ? pourquoi… ? j’aurai dit… ça, ça aurait intéressé l’auteur… et va savoir quelles images il aurait employées… dieu sait dans quel dispositif de découpe le corps se serait retrouvé… et est-ce que tu peux encore parler de corps quand ce que les images te donnent à voir, au-delà d’une étrange dépouille en lambeaux incohérents qui ferait le bonheur d’un paléontologue, c’est des membres fantômes… ? de toute façon, vu l’événement… vu ce que ME voyait à la base… la fumée noire qui devait lui sortir par l’écran, qu’elle aspirait de ses yeux écarquillés, écartelés… et les eaux troubles des flashs infos en continu… ces mots fleuves qui faisaient rien d’autre qu’attiser le feu d’une parole impossible à prendre… enfin, j’sais pas trop…
Je prends le flot, me laisse emporter par le courant. Ta jungle est plutôt dense mais elle est accueillante.
Accueillant, je ne sais pas pas trop, au vu de la fin que je viens de modifier (la chose me travaillait encore). Mais la jungle, je souscris. — Merci Jean-Luc.
« elle disait que c’était plus facile de lire Kafka ou Lacan que mon mémoire parce que chez, ou toi ou tout un chacun, mon désir dans la langue m’échappait ou me confondait »
Toujours le même plaisir à te lire … à cause de Chalais peut-être, mes tours jumelles à moi
Aïe, les petites erreurs, les mots oubliés qui nous échappent… Vitesse ou précipitation ? — Et le Moi qui n’apparaît pas au moment où il s’agit de lui dans son rapport complexe, défaillant, à la langue… A croire que l’erreur tombe à pic ! — Le linguiste Austin aurait ajouté : « quand dire c’est faire ». — Merci de la lecture Danièle.
Tu te demandes toujours trop. Trop de pourquoi ? Et pourtant tu retombes toujours juste dans ce texte sans donner aucune réponse! Chapeau bas, Will!
Des pourquoi et des si. Je ne sais pas si ça fait un texte juste. Disons que ça vient d’abord, surtout, du petit livre en question, la justesse. — Merci Géraldine
Mettre de la voix là-dedans, ça c’est réussi !
Je me suis quand même emmêlé les pinceaux par endroits : une petite erreur, un mot absent… Disons qu’à discourir comme ça, c’est une façon de se nouer la gorge, ou des sortes de lapsus (qui n’existent plus désormais, l’orthophoniste est passé pour améliorer la diction). — Merci Olivia
» Dans la grande librairie Mollat, à Bordeaux… un petit labyrinthe de six ou sept entrées et autant de salles… peut-être une dizaine en fait, si on compte des espaces ou des coins pour des thèmes spécialisés entre de plus grandes salles…[…] et celle de la littérature française actuelle… c’est sûrement là (où?) j’l’ai trouvé… à moins que ce soit chez Mon Livre, à deux pas de la fac… c’était bien plus petit, juste une salle carrée et tout ce qu’il faut pour les études… avec des livres entassés sur les tables… aujourd’hui elle existe plus cette librairie, c’est un bar-brasserie… de toute façon, même si c’était ailleurs, c’est d’abord dans la chambre du désir qu’il s’est retrouvé…[…] De l’animal sous la langue… c’est ça qui se joue, c’est ça qui relie les textes, les petites scènes de la vie ordinaire… l’animal homme quand il est pris dans la langue… ou quand quelque chose prend de la langue… j’sais pas comment dire… j’ai donc rien retenu de ce que j’ai lu des autres lecteurs… ? ni de mon mémoire… ? […] mais j’suis sûr qu’il y a de ça dans le petit livre gris… parce que c’est gris tous ces petits textes… ces tranches de vie quotidienne, trop quotidienne, c’est au gris, c’est fade… mais passées au filtre de l’écriture, des images du corps… de corps, en mode animal… ça rehausse les choses qu’en étaient pas encore tout à fait… ça redonne des couleurs, mine de rien… ça renforce la vie qui se passe en sourdine… peut-être même en sourdingue tellement on fait pas attention… tellement on veut rien en savoir… […] j’sais plus exactement si c’est le petit livre que j’étais en train de lire au bord de la piscine quand on m’a appelé pour venir voir les images des tours jumelles en flammes… en tout cas, il était pas loin… et si ce qu’on voyait à la télé aurait jamais fait l’objet d’un texte, j’me demande quand même si […] .
C’est très très WIZZZZZZZ… votre texte WILL… comme un retour futur sur le passé, et l’impossibilité probable de faire coïncider les images du film intérieur avec ce qui se passe à l’extérieur, même le livre gris se demande ce qu’il est venu faire dans cette affaire (ou galère, on ne saura pas).
Merci Marie-Thérèse d’avoir éclairé la petite erreur glissée dans la masse. — WIZ, le qualificatif n’est pas dans mes dicos. Mais je trouve sur le Net une marque de luminaires. « WIZ : la lumière qui vous comprend. » Donc, je prends (même si vu ainsi, c’est très très exagéré…) !
J’avais plutôt pensé PLIZ… la pub déjà très ancienne qui montre une dame à tête de tortue ( elle exagère bien sûr) qui glisse à toute berzingue sur une table qu’elle vient de cirer… C’est la première impression que j’ai eue en lisant votre texte, une formidable glissade en avant… et la conclusion : » je ne ferai pas cela tous les jours »… Et c’est le son Whttps://www.youtube.com/watch?v=0qNhrJ6WTCk&t=5sIZZ qui m’est venu en premier…
Cela faisait trop longtemps que je ne t’avais pas lu Will, quel bonheur !
Je crois que ça faisait aussi longtemps de mon côté que je n’avais pas lâché la bride (notamment, en ne publiant les notes parallèles qui peuvent ponctuer, polluer — c’est selon — mes textes déjà suffisamment longs en soi). — Merci Clarence
sensation très étrange à la lecture de me connecter à une époque disparue, pas comme on se souviendrait d’un passé récent, mais un mouvement archéologique, le regard porté sur une civilisation disparue
C’est peut-être un effet du paléontologue de la fin qui agit en retour sur la lecture. Mais ça me donne surtout l’idée qu’on pourrait écrire un peu comme ça, d’écrire sur son passé comme si on les découvrait de loin, loin, dans le temps. Se faire archéologue de ses souvenirs en quelque sorte. — Merci Marion