Un roman, cuir bleu nuit, titre au centre. Lettres dorées ou argentées, certainement majuscules, et le nom de l’autrice sans doute dessous, ou bien dessus, ou bien en italiques, je ne sais plus, je ne peux pas vérifier en prenant l’objet dans mes mains car il est mort.
Cuir et dorures, on pense à un livre précieux, peut-être cher, ce n’est pas le cas car nous n’avons pas les moyens. Le magasin qu’elle préfère (ma mère) est le dépôt d’une entreprise de vente par correspondance où sont mis en rayon à prix cassés les retours clients. Tout est en solde chez nous, les livres m’arrivent par occasion, d’occasion, sans transiter par un chemin légitime, les librairies existent sans qu’on y entre. Livres neufs en apparence, nous ne voulons pas avoir l’air pauvre, simplement, « on fait attention ». Je me rends compte aujourd’hui de cette somme de livres non désirés, arrivés là un peu comme moi, par accident. Peut-être que ce roman venait du marché du samedi. Ou bien c’était un cadeau pour une commande sur catalogue, un stylo, un calepin, ou même un jour le luxe d’une cafetière bonus contre l’achat d’un lot de chaussettes.
Livre décoratif, on l’a sûrement placé dans le meuble du salon qu’on appelait le « living », un mot moderne, qu’on prononçait avec une sorte de précaution, parce qu’il était plus haut que notre condition. On pourrait croire que le statut social me navre, mais non, mes parents étaient des professionnels qui savaient tout gérer, et l’argent n’était pas un problème, juste on grattait les étiquettes moins 30% pour enlever les traces de colle. Maintenant, je veux dire aujourd’hui, je me demande ce que ça fait de naître au milieu de livres autrement choisis comme je suppose que cela existe, de grandir avec une bibliothèque pensée, organisée selon les désirs, les appétits et les curiosités, et pas parce que le format 19 x 14 x 3cm s’insère très bien entre l’isard en porcelaine et le banjo miniature qui fait fonction de thermomètre.
Je n’ai pas d’attente, pas de savoir. Les livres sont des inconnus, fabriqués par personne, tombés du ciel, comme chez tout le monde. Certains font descendre, descendre. Dans le fauteuil, on croit que je suis assise (tu vas t’user les yeux) mais je descends, c’est une capacité particulière que j’ai, certains savent nager, pas moi, d’autres possèdent une écriture parfaite, pleins et déliés, et arrivent même à ne pas se tacher d’encre le creux de la première phalange du majeur où est calé le porte-plume, pas moi. Je ne sais pas jouer non plus. Ma mère dit — elle me le dit encore aujourd’hui, c’est peut-être vrai, même si elle invente des voisins qui n’existent pas — que je me suis élevée toute seule, sans pleurer. Je lis, c’est ma caractéristique.
Je suis descendue à plusieurs reprises dans ce roman, profondément, jusqu’à la fin de mon adolescence, moment où j’ai décidé moi aussi d’être professionnelle, c’est-à-dire de « faire attention » et de rayer le temps passé dans le fauteuil.
Je n’ai jamais acheté un autre exemplaire de ce livre qui est mort. Mon frère l’a emmené dans une déchetterie. Il l’a fait basculer dans la benne. Son coffre de voiture était rempli de choses à faire basculer dans les bennes. Il le fallait bien. Je n’étais pas là pour rattraper le livre dans sa chute, je ne pouvais pas, car à ce moment-là je rattrapais ma mère qui tombait, empêchée de tourner en rond, ma mère a cessé de tourner en rond dans son habitat familier, elle a tracé une ligne droite de tristesse, rigide de tristesse jusqu’à ce point où elle se trouve maintenant immobile. Mon frère devait jeter ce livre, il était obligé. Il a jeté tous les livres du hasard en promotion. Et il a même jeté les miens, je veux dire ceux que j’ai écrits, il les a jetés pour faire le vide obligatoire. Ma mère n’a jamais lu aucun livre, les miens pas plus que les autres, mais elle était heureuse de les posséder, fière sûrement, elle aimait en voir la pile sur la table devant laquelle elle vivait sans bouger. Le thermomètre banjo est mort aussi, l’isard est sûrement fracassé, il n’y a plus rien à décorer.
Je me souviens de ce roman, un classique. Je ne voyais que la page. Rien qu’elle. Je ne voulais que la page suivante. Je revenais à la page précédente, elle n’avait pas changé, elle ne s’altérait pas à l’usage, elle offrait la même épaisseur, une intensité constante. À quoi se tenir. Une autre fille. Une question de place, inconfortable, aléatoire, douloureuse, comme un retour client sans personne pour l’acheter, mais ça se résolvait. Une fille, cette fille, résistait, laborieusement. Pugnace, sans effets de manche, silencieusement. Grise. Boutonnée jusqu’au cou. Discrète. On pouvait passer sans la voir. Elle ne réclame pas, mais elle souffre. Et à la fin, malgré les épreuves, elle est acceptée. Elle a sa place. Un conte. Non, pas un conte. Un témoignage. Non pas un témoignage. Pas une épopée non plus, encore que. Du lyrisme de taille réduite, limité au faible écartement des bras. Cette valeur minuscule aux yeux de tous qui est pour soi immense, comme les grains de sable, si petits, négligeables, irisés par milliers, milliards, immenses, gigantesques, ils prennent l’espace entier, mais il faut se pencher pour voir, et brutalement c’est là devant, on se trouve face à l’incendie.
Je crois que je n’ai jamais parlé de ce roman avec quelqu’un d’autre qui l’aurait chéri autant que moi, sans doute parce que (ma mère le dit) je me suis élevée toute seule, sans pleurer.
formidable (j’adore) (formidable)
Bonjour Christine,
Magnifiques portraits… Le livre en creux structure le tout, on est happé,
Belle suite,
Catherine S
merci à vous deux (ce qui est terrible, mais c’est la logique finalement, c’est que j’ai compris pourquoi ce livre là et pas un autre en l’écrivant :-))
Le livre qui relie et permet de dire , de cacher des choses entre ses pages…Et cette benne qui dévore…
C’est beau ce faible écartement des bras.
très très beau et vivant. Je suis emportée
Beaucoup aimé. De cette distance qui permet d’insérer entre le livre et ton écriture, tout un monde de souvenirs, de sensations et d’y plonger ton regard. Vraiment beaucoup aimé.
« Je me rends compte aujourd’hui de cette somme de livres non désirés, arrivés là un peu comme moi, par accident […] Une question de place, inconfortable, aléatoire, douloureuse, comme un retour client sans personne pour l’acheter, mais ça se résolvait. Une fille, cette fille, résistait, laborieusement. Pugnace, sans effets de manche, silencieusement. Grise. Boutonnée jusqu’au cou. Discrète. On pouvait passer sans la voir. Elle ne réclame pas, mais elle souffre.[…] Et Je crois que je n’ai jamais parlé de ce roman avec quelqu’un d’autre qui l’aurait chéri autant que moi, sans doute parce que (ma mère le dit) je me suis élevée toute seule, sans pleurer.à la fin, malgré les épreuves, elle est acceptée. Elle a sa place.[…] . Le livre est un miroir et vous l’avez formidablement prouvé dans ce texte en peau de cuir… Merci !
Magnifique! les livres qui nous sont chers ne sont-ils pas toujours des enfants trouvés? et « Cette valeur minuscule aux yeux de tous qui est pour soi immense, comme les grains de sable, si petits, négligeables, irisés par milliers, milliards, immenses, gigantesques, ils prennent l’espace entier, mais il faut se pencher pour voir, et brutalement c’est là devant, on se trouve face à l’incendie. » On ne peut pas mieux dire
oh mais tellement heureuse de te retrouver là, et comme tu nous étreins, merci
texte si exact (avec ta sensibilité en prime)
oui les livres de hasard et pas de librairie
et en ai eu ainsi de beaux (pas physiquement) et chers (pas économiquement
mais la déchèterie pour moi ce furent deux bonshommes venus vider ma cave avant de quitter Paris (certains que je crois avoir encore) avec juste le plaisir d’en voir un en mettre deux dans sa poche) – c’est ce qui attend les actuels à une échéance sans doute pas si lointaine
Merci grand grand à tous toutes, vraiment.
Quelle force dans ce texte ! Vous lire était un de mes projets. Il l’est plus que jamais. Je suis sous le choc. Merci.
merci beaucoup Anne