27 septembre 1965, c’est la première fois que je te souhaite ton anniversaire sans la complicité de Papy. C’est donc à la fois heureux de te fêter et triste. Cette année il tombe un dimanche. Tu as reçu mon dessin avec des larmes aux bords de tes si beaux yeux dans lesquels j’aime me perdre. La matinée passe vite car je dois faire mes devoirs pour lundi. Des amies sont venues nous voir samedi après-midi, après l’école et je suis restée avec elles pour des parties de petits chevaux et de nain jaune. Mon père arrive avec sa voiture si élégante, une caravelle je crois, nom qui me fait rêver mais voiture dans laquelle je suis malade. Il vient nous chercher pour le repas dominical sans Papy. J’y retrouverai mon frère et ma sœur. Ça, j’aime bien. Ton fils est toujours très fatigué, ma mère toujours avec son faux air jovial. La table est prête, le repas se déroule à l’identique, avec des plats avec beaucoup de beurre. Papa a été prisonnier de guerre pendant plus de 6 ans. Il compense et même si c’est bon, ça me lève souvent le cœur. La télévision trône sur le buffet au bout de la table. Ses images attirent même si elles ne sont qu’en noir et blanc. Elle oblige les adultes à parler plus fort et à nous de tendre l’oreille. Puis le gâteau et les soixante-treize bougies animent les joues de Mamy. Quelques petits cadeaux d’usage, une belle chanson et te voilà avec une année de plus.
Le repas se termine et nous pouvons aller jouer dehors. J’entends parler du collège et je voudrais bien rester mais nous sommes invités à sortir, les enfants n’écoutent pas les conversations des adultes. Je vais essayer de revenir en prétextant une envie mais ils se tairont à mon entrée. Et il n’est pas question de demander. Papa va faire sa sieste, obligatoire pour tenir debout la journée. Il nous ramène ensuite avec quelques restes à réchauffer. Papy me manque.
27 septembre1917, le compte en 9 de cette journée lui importe peu. Henri se faufile dans la boue du boyau. L’automne arrive tôt cette année, les vivres ne suivent pas, sauf la gnôle largement donnée pour que l’horreur du quotidien soit troublée, pour nous faire mieux obéir à ces ordres fous, décimant les hommes pour quelques mètres de terre gorgée du sang des deux nations. « Aujourd’hui ma femme à 25 ans et je ne peux l’embrasser ni même l’assurer que je serai bientôt avec elle. Mon petit Robert lui souhaitera, lui qui aura bientôt 3 ans et que je n’ai vu qu’une fois depuis le début de la guerre, habillé en soldat, laissant plein de vermine après mon court passage. Les râles des derniers blessés me rentrent encore dans la tête, je n’arrive pas à faire avec malgré les dizaines de mois dans ces conditions et j’ai du mal à dormir en compagnie des rats qui n’hésitent pas à attaquer les plus faibles. Je résiste de tout mon corps malgré le gazage et l’éventration. ils m’ont à peine remis sur pied, suffisant pour servir de chair aux canons ennemis. Je ne veux pas laisser gagner les boches mais je souhaite tant retrouver ma vie volée depuis 3 ans, aimer ma Zine qui est si belle, apaiser les douleurs de ma mère pour la perte de mon frère, servir mon pays autrement que comme quantité négligeable et je reste pourtant brave dans ces lieux de misère ». Son compagnon hoche la tête, les yeux dans le vague. Lui aussi a laissé sa femme et son gosse. Ils vont leur écrire comme ils pourront pour les rassurer et ne rien dire de leur vie de rat. Ils vont utiliser ces feuilles d’automne pour écrire leurs voeux de fin d’année, astucieux de tous les possibles, en espérant pouvoir les envoyer, être encore vivants : l’espoir fait vivre sauf s’il rencontre un obus, une poutre qui vole, une baïonnette… Une explosion les fait se tasser instinctivement dans la boue. « Ah, les salauds ! ils continuent ! » et leur chef beugle des ordres, le boyau sort de sa torpeur et la peur revient. Qui restera cette fois pour dire tout ça?
27 septembre 1966, « Allez, debout, c’est l’heure ! »
J’entrouvre les paupières en entendant la voix de Mamy. J’ai mal dormi cette nuit. Il faut dire que je m’apprête à faire un saut dans le vide, je rentre au collège. Pour moi, l’éternelle « pas comme tout le monde » que je fuis reprend du service. J’avais tant bien que mal essayé d’oublier que j’étais différente et voilà que ça va recommencer. Et là, c’est du lourd. Non seulement c’est le collège avec tous les changements que ça implique mais en prime, mon père a voulu que j’aille dans ce nouveau collège qui vient d’être construit vers chez eux « plus lumineux que cette horrible vieille bâtisse où j’ai trainé mes guêtres » avait-il argumenté. Pour moi, cela va être encore difficile. Tout d’abord, la distance, traverser la ville et monter cette côte interminable pour atteindre ce lieu en construction, ou passer par un champ en friche pour atténuer cette route très fréquentée. Le chemin de l’école loin de chez moi et en vélo, je le pratique depuis le CP, tout d’abord escortée par mon Papy puis, à plus de soixante-quinze ans, il était trop fatigué de faire quatre fois ce chemin, alors j’y suis allée seule, comme une grande. Je le suis de toute façon, même qu’on m’appelle la girafe. Alors j’ai de vrais mollets de sportive. Je connais la pluie, la neige, la course aussi, avec prise de risques pour le démarrage en retard.
Mamy revient à la charge, « Nous allons être en retard ». Elle a commandé le taxi pour m’accompagner. Nous avons déjà fait le chemin « en reconnaissance » pour que je ne me perde pas mais tout de même. Je suis contente qu’elle vienne partager ce grand moment, pour nous deux. La vie n’est plus la même depuis que Papy est parti. Mais ma grand-mère est une battante et elle est capable de choses extraordinaires pour moi, son bâton de vieillesse.
C’est vrai que j’allais presque oublier que c’est son anniversaire. Je descends avec le petit cadeau que je lui ai confectionné avec un dessin. Une touche de tristesse qu’elle secoue vite. « Allez, déjeune et habille-toi ».
Les vêtements neufs trônent sur la chaise, le cartable « pour tout le collège » attend son heure de gloire, le nœud dans le ventre se tortille d’aise. Déjà le taxi klaxonne et nous filons au collège.
Quelle surprise. J’avais vu pendant les vacances les bâtiments grandirent, s’installer, l’immense cour goudronnée s’habiller d’arbres malingres et de lignes colorées, de numéros. L’herbe n’avait pas eu le temps de pointer son nez et les espaces étaient plutôt terreux. Mais lorsque nous sommes arrivés, tout était noir de monde et tout le monde avait l’air perdu, pas rassurant. Un géant très maigre mais si bien habillé qu’on comprenait qu’il était le chef essayait de dominer le brouhaha. Aucune tête connue pour moi puisque tous mes copains de classe fréquentaient le collège en ville. Et moi qui suis déjà très timide, je me suis sentie fondre de peur.
Ma grand-mère part après l’appel et mon intégration dans un groupe classe. Un prof nous emmène dans une pièce et nous explique que dorénavant, ce serait nous, les 30 élèves qui nous déplacerions avec nos énormes sacs, avec un vague plan qui indique des numéros de salles dispersées sur 2 bâtiments à 2 étages et un emploi de temps qui saucissonne la journée dans une logique de débâcle. L’enfer car les déplacements se font tous ensemble, dans des flux contradictoires avec des têtes qu’on n’a pas encore vraiment repérées, nous faisant partir d’un point A à un point B pour revenir l’heure suivante juste à côté de A, etc. Dans les couloirs, des enfants en pleurs errent avec des profs tout aussi perdus, pour des salles attribuées qui n’existent pas.
Autre très grande nouveauté pour moi, je mange à la cantine, autre grand bâtiment avec ses 2 immenses réfectoires. Autre moment de stress intense, heureusement je ne suis pas difficile, Mamy m’a bien apprise à manger de tout. Foire d’empoigne car les plus grands sont habitués et veulent faire la loi. Ma taille m’aide un peu mais je reste très empotée. Dans la cour, des jeux s’organisent, les cordes à sauter, les billes, les loups et les joueurs de foot qui occupent le centre. Le dernier bâtiment qui clôt l’espace est un immense préau sous lequel sont les wc. Je n’ose m’y rendre car il est bien vite le théâtre de jeux de rôles, de pouvoirs, de règles qui m’échappent.
Mais le plus difficile encore sera cette situation dantesque. Tous les profs demandent nom, âge, adresse et là, je bute, dois-je mettre celle « officielle » de mes parents, toute proche, ou celle de ma grand-mère, chez qui je vis à l’autre bout de la ville. Comment expliquer que c’est pour qu’ils touchent les allocations que je suis là mais que ce ne sont pas eux qui suivent mes devoirs, qui me nourrissent ou m’habillent. Cela a créé un autre nœud, un excès de timidité car je ne dois rien dire. Quel conflit très compliqué pour la petite fille que je suis.
Vite prise pour le vilain petit canard dans cette classe d’enfants d’enseignants, de médecins, de gros marchands de la ville ou de gros cultivateurs alentours. Je n’ose pas dire, je bafouille, je rougis, je me laisse tirer mes belles nattes, je suis seule pour venir et je repars seule, loin. Cela deviendra une année à refaire, bénéfique finalement dans ma vie d’élève.
27 septembre 1994 »…viennent d’être inculpés.. » la radio divulgue l’info. La colère noue ma gorge. Comment peut-on faire ça ? Envoyer à la mort des êtres humains pour gagner plus d’argent ? Vendre du sang contaminé en connaissance de cause, répandre la mort chez des enfants, des accidentés ! Comment peuvent-ils vivre avec ça sur la conscience ? Inimaginable et pourtant c’est la réalité.
Je m’étrangle d’indignation et je ressens encore de la colère qui aurait pu être de la haine si ma fille avait fait partie des sacrifiés, elle y a échappé par miracle. Combien de génocides silencieux par ces vautours ? Les laboratoires me font penser à ces apothicaires caricaturés dans les BD. Ils ne donnaient généralement qu’une bonne diarrhée. Actuellement, c’est devenu une industrie, ils massacrent des populations dans l’indifférence ou l’ignorance, juste pour que leurs actions leur rapportent un maximum. Un goût amer me vient à la bouche. Je me souviens d’expériences faites sur ma grand-mère très âgée qui l’avait compris et me disait qu’il fallait bien qu’elle serve encore à quelque chose. Et que dire de celles sur les tirailleurs venus se battre pour la France à qui ont a injecté un soi-disant vaccin contre la grippe, cobayes humains d’un malade prétentieux. Quand arriverons-nous à détruire le ver dans la pomme sans provoquer des dégâts collatéraux ? Quelle sentence pourra remplacer tous les sacrifiés du sang contaminé ? quelle que soit la justice rendue, aucune vie ne pourra être remplacée !
27 septembre 2019, Jour J pour la formidable programmation des textes et lendemain de deux faits importants : mort de Chirac qui devient un modèle de vertu et occupe toute les informations et nos oreilles prises en otage et visite -déprogrammée- du président à Rodez avec ses mesures de sécurité drastiques qui nous prennent aussi en otage. Que deviennent la liberté de circuler, de manifester, de vivre face aux privilégiés, sous prétexte de sécurité ?
Mais surtout aujourd’hui j’inaugure mon lieu, mon moulin qui a perdu sa roue depuis longtemps et dont les grains à moudre seront maintenant de la poésie, des lectures, de l’écriture et d’autres ateliers pour se sentir vivants. Folie douce ou réalisation d’un rêve, lieu aussi d’accueil pour ma petite fille avec son fauteuil. Le 27 septembre est le deux cent soixante dixième jour de l’année soit encore un 9, un jour neuf, un œuf à coquille, à la fois fragile et porteur de vie, de futur, qui peut être impossible à casser. Je résiste !