ÉTÉ 2019 #01, UNE PHRASE DES SOLS

À même le sol jeté, poussé entassé avant tant d’autres, souffle de plus en plus court de vieux matelas gonflable qui laisse échapper autant d’air qu’il en accepte, souffle à bout presque et bouche assoiffée à mordre la poussière âcre et impalpable du plancher, un bruit de porte qui s’enchâsse et le noir dans le wagon et un claquement de verrou et les mots Plein ! Plein ! qui résonnent en un écho de plus en plus faible. Combien sont-ils de corps à attendre à entendre au dehors les missiles sol-sol à entendre leur sifflement, à se plaquer un peu plus à chaque fois que leurs têtes profilées explosent comme s’ils pouvaient s’en défendre, comme si enfant il avait, lui, réussi à exaucer son vœu le plus cher, échapper aux regards en enfonçant dans le sol jusqu’à sa propre ombre, comme s’il avait alors réussi autre chose qu’à les attiser encore plus ? Il aimait déjà les sols bourbeux marécageux, ils étaient sa promesse, disait-il. Son sol mental. Il ne voit rien, ainsi couché, le poids de plus en plus appuyé des corps sur le sien, les crampes irrésolues, les avertissements inutiles, il ne voit rien, pas même un rai de lumière, qui aurait été semblable à celui qu’il guettait plaqué dans son lit enfant terrorisé par les craquements, il ne savait pas si la croûte terrestre se fendillait, sa ville était sur une faille, on n’avait eu de cesse de lui répéter qu’elle serait absorbée en un amas de pierres, d’os, de chair et de matériaux comme à travers un entonnoir, ou si les intrus avançaient prudemment dans l’appartement comme si c’était à eux d’avoir peur. Il demeurait glacé au point de ne pouvoir crier, lèvres inarticulables au point de ne pouvoir parler, mais aurait-il eu besoin de le dire plutôt que de le garder pour lui, aurait-il eu besoin de dire qu’il aimait le mot faille, qu’il le préférait à fente ? Il s’appelle Euler. Il avait toujours associé les mots faille et vulve, était-ce avant ou après avoir ressenti ses premiers ébats comme une secousse géologique, il ne s’en souvenait pas, il a autre chose à penser, il lui faut avancer, pas vraiment avancer ce n’est pas possible, mais se contorsionner, prendre appui sur le ventre de façon à alléger les corps au-dessus du sien à en répartir autrement le poids sur son propre corps, au moins réussir à respirer un peu, à échapper à la suffocation, à la saturation du wagon, à trouver quelque part un peu de vide. Il passe du froid au chaud au fur et à mesure de sa gesticulation, qu’il devine silencieusement grotesque, comme si le plancher du wagon était traversé de courants thermiques semblables à ceux de l’océan, variations qui violentent le plaisir l’anéantissent et le prénom de Maïder lui revient, c’est étrange ce à quoi réussit à penser la pensée, elle pense à autre chose qu’au présent quand bien même seul un espace infime entre le sol et sa bouche le maintient en vie, lui, Euler, Maïder Arostéguy prise par des courants glacés alimentés par la fonte des neiges. Il ne sait pas quel temps il fait dehors, les corps sont peu à peu assoupis par les cahotements du train. Il n’entend plus rien, pas même le bruit insidieux de la peur, juste quelques halètements courts saccadés à l’unisson. Il ne sait pas si c’est sa vie qui défile, mais les images se succèdent, immobiles diapositives écornées tâchées d’alcool couleur sépia à force, comme celle de l’agriculteur, c’est ainsi qu’il appelait son père, même après que les pieds ont repoussé la chaise et dérobé le sol à jamais alors que les jambes restaient alignées en un balancement hallucinatoire, comme celle de l’agriculteur, encore, vie de mains s’évertuant à fertiliser à labourer à ameubler les sols à s’y couper les ongles et les veines, celle de l’agriculteur, donc, le jour des inondations, qui n’avait pas hésité à courir à travers champ pour sauver sa femme avant que les eaux ne montent irréversiblement, il était tombé plusieurs fois dans le sol alourdi et trempé, il n’arriverait jamais à temps il avait beau crier elle ne comprenait pas la peur lui avait sectionné la parole et quand il avait enfin réussir à la tirer hors de la terre détrempée qui l’engloutissait avec un bruit de ventouse, il était trop tard. La peur avait eu raison d’elle. Elle ne serait plus qu’un pantin, un épouvantail remisé, dont on apercevrait parfois la silhouette derrière les vitres éclatées de l’entresol. Peut-être est-ce parce qu’il est aussi le fils de sa mère qu’Euler ne parvient pas à crier dans le wagon plongé dans l’obscurité, peut-être qu’il ne crie pas parce qu’il ne voit rien à sauver, il faut juste qu’il continue à respirer, qu’il ne referme pas sa bouche sur le sol, à respirer et qu’il trouve aussi autre chose à faire, alors il sourit, parce que le mot sol lui est venu en espagnol, sol soleil sol amour sol ange, autre chose que le tournesol de sa langue, et tandis qu’il s’amuserait presque de ces digressions linguistiques, le wagon appuie sur les rails à labourer le sol à l’ouvrir, avec une facilité à laquelle l’agriculteur n’était jamais parvenu, à en faire jaillir des étincelles qu’Euler ne peut voir, car ses yeux intérieurs sont tournés vers l’image de la vulve la douce vulve le doux de sa louve où est-elle en cet instant sa louve il ne la reverra peut-être jamais, et quand, les missiles revenus, le bois des wagons cédant sous les flammes, les corps, le sien y compris, pelletées de chair et d’émotions, offrandes innocentes à l’immensité de la guerre à l’immensité de la nuit, sont dévalés le long d’un ravin abrupt sans espoir d’y réchapper, sans même avoir le temps de se dire que la vie a été décidément bien courte.
Vannes, 16 et 17 juin 2019
Xavier Guesnu

A propos de Xavier Guesnu

Après une formation et activité de comédien, je m'oriente pendant quelques années dans l'informatique, puis dans la remise à niveau français-mathématique des personnes en difficulté. De 1995 à 2021, traducteur anglais-français. Né à Paris en 1955, je rejoins la terre basque maternelle en 1990. Je la quitte en 2017 pour la Bretagne (Vannes), en attendant un départ vers là où finit la terre et où tout commence, comme disent les offices de tourisme finistériens !

3 commentaires à propos de “ÉTÉ 2019 #01, UNE PHRASE DES SOLS”

  1. langue aérienne pour récit lourd, angoissant, une histoire déjà démarrée on ne peut qu’attendre la suite…