Faire un tour
On est sortis, elle portait son twin-set beige, sa jupe dans les tons chauds qu’elle aime, ses chaussures bicolores et à l’épaule le sac du même faiseur, lissait vaguement ses cheveux (elle les portait mi-longs, sans doute ne les teignait-elle pas encore) il faisait beau comme aujourd’hui, des lunettes de soleil et on marchait sous les arcades en direction du bar où elle avait rendez-vous avec son frère – ça n’a jamais existé, j’invente – ou alors c’est juste un rêve, ce n’est qu’un rêve – elle ne fumait pas, une vitrine du fabricant Poltrone sofa – c’est cité sans malice – il est pas mal celui-là non ? si tu veux je te l’offre (elle rit) – au coin de la rue, elle m’a embrassé, elle allait à gauche – moi vers le métro, je ne me retourne que rarement quand je quitte quelqu’un.e, peut-être seulement sur les gens que j’aime, ou par pure superstition, je ne me retourne pas – le mieux à en dire c’est que ça n’en vaut pas la peine, ça ne sert à rien, l’écriture oui, l’important c’est l’usage mais je ne parle pas comme ça, ça n’en vaut pas la peine les histoires toujours des histoires, de celles qu’on se raconte ou qu’on raconte aux gens qu’on connaît suffisamment pour savoir que ça va les intéresser, dans la rue marchaient désœuvrées des femmes et des hommes, il était quatre heures et demie de l’après-midi, Daunou, mon sac et mes cigarettes, le briquet qui a appartenu à mon mari, que je traîne depuis des années, sa montre, le cadran était à fond noir, les aiguilles d’or, automatique c’est son fils qui l’a prise et perdue, ou on la lui a volée, oui, ce fils que je viens de quitter, moi non plus je ne me retourne pas, tout ça commence à m’emmerder, il y avait dans la boite à bijoux de ma sœur, vingt-deux bis Ripetta troisième étage droite toute une collection de colifichets sans vraiment de valeur sur laquelle s’est précipitée la femme du neveu, il y avait là quelque chose d’obscène, elle ne l’avait jamais vue ni connue, ma sœur qui était la tante de son compagnon (ils se sont mariés il y a quelques temps, au bord de l’océan là où le continent fait un golfe) il y avait aussi, mais cachée, et je l’ai prise, la montre de son mari en or rose, automatique, j’ai pensé à celle qu’il portait, j’ai pensé à ce petit poisson en faux argent chromé, les écailles étaient assemblées de sorte qu’on pensait qu’il bougeait, il le faisait dépasser ostensiblement de la poche poitrine de sa veste, pour conjurer les imbéciles et leur mauvais œil toujours aux aguets, ma sœur venait de mourir et j’étais là, avec mon neveu et son épouse, orpheline d’elle et de tous les autres, cherchant à trouver le coffre qu’elle avait indiqué – à la mort de son mari, il achetait ses chemises par douzaines en janvier, ici même, oui, d’ailleurs elles sont moches – passons – ce propriétaire terrien ombrageux qui la battait, à sa mort j’ai été soulagée mais pas elle, elle avait à s’occuper de la propriété dont elle héritait et à laquelle elle n’y connaissait que peu, elle se fit aider, elle vendit et plaça l’argent, milliardaire on disait, mais elle n’alla plus à Venise (il l’y emmenait tous les ans), elle avait dix ans de plus que moi tu sais ça ? je ne sais pas si elle l’a regretté mais je ne crois pas, ces choses-là ne peuvent pas se comprendre, elle l’a laissé mourir plus ou moins seul, elle s’en est occupée de loin en loin quand il a été condamné par cette salope de médecine – son agonie a duré quelques semaines, deux mois peut-être – elle lui en voulait mais je ne suis allée le voir qu’une seule fois, il y avait le Palatino que j’aimais, il y avait le petit hôtel de la piazza del Paradiso, le dernier voyage avec Gilo c’était Rome tu sais, nous avons tant marché, notre fille y vivait déjà et lui était assez fatigué, le mois suivant il était mort, c’était fini puis j’y allais voir ma sœur souvent, c’est une belle ville, moins belle que Paris mais belle, le soleil, oui surtout pour le soleil, nous étions veuves toutes les deux il y avait quelque chose qui nous réunissait, nous parlions de Tunis, ah le voilà, j’aime le retrouver
j’aime parler avec lui, les histoires tu sais
c’était un véritable salopard, tu ne crois pas, même s’il était milliardaire, toujours sapé comme un prince même quand il allait sur ses terres – devant quelques unes des vignes il avait fait planter des rosiers – ce qui a fait sa fortune, c’est l’huile d’olive, c’est immémorial et c’est ce qu’il aimait, que ce soit vieux, rassis, traditionnel, englué dans le temps comme ses idées conformes et ses façons de penser, tu crois qu’il buvait ? Dis-moi tu lui as emprunté de l’argent non, à ce moment-là, juste après guerre ? Et tu lui as rendu ? Lui disait que non… Parfois je vais la retrouver au bar du Plaza, sa femme, oui, c’est aussi ta sœur je te ferai remarquer, tu es un menteur, tu ne lui as jamais rendu… elle s’assoit, marbouna*, elle prend un americano et elle fait semblant d’oublier de payer, cette garce, il faut que je le lui fasse remarquer, je ne vais quand même pas aussi lui offrir à boire – je vais la voir mais je ne te cache pas que ça me fait chier, bien sûr oui c’est ma sœur quand même, comme ça reste la tienne, malgré tous ses défauts et toutes ses qualités aussi – pour mon frère, non, je ne vais pas dire que ça m’emmerde mais ce n’est pas non plus de la pitié, c’est aussi l’habitude, on va ici ou là et on parle, il est là qui cherche à s’arrêter de fumer, à s’arrêter de boire, il est là à considérer son ventre un peu trop proéminent « viens on va à Constanza, viens », le Bosphore est une merveille, c’était un des plus beaux voyages de ma vie, tu sais ton grand-père travaillait avec la Roumanie avant guerre, et aussi avec la Tchécoslovaquie, il leur achetait des tracteurs et du fil de fer, il a fait fortune, le bey l’a décoré, et puis tu sais non, mais non, je ne vais pas sur les tombes des gens non, ma sœur y va, pas celle de Rome non, celle de Paris, rive gauche tu sais comme elle est, elle les nettoie, celle de mon père où reposent les enfants et la femme de mon frère et aussi le petit de mon autre frère, on y voit le pont bleu mon frère aussi est mort, il est là aussi mais je préfère oublier, des fois j’en ai marre tu ne peux pas savoir… comme ils me font tous chier, je n’aime pas m’apitoyer, je préfère rire, fumer blaguer mais tu vois, les petits enfants, les pays, les gens tu sais, non mais les américains quand ils sont arrivés, ça a été vraiment formidable – les chiclets oui ils les lançaient par paquet, on riait si tu savais, pourquoi je te raconte tout ça, je vais allumer une cigarette…
bon et alors et toi, comment ça va ?
*: marbouna dialecte sans doute, se dit en hochant un peu la tête, on disait « elle se croit » comme on dirait aujourd’hui « elle se la pète », quelque chose de suffisant, prétentieux, sûr de soi
Délicieux !
(vaguement amer) merci !
Des veuves, des cigarettes, une passeggiata…J’adore. Merci Piero
merci à toi Ugo
« je ne me retourne que rarement quand je quitte quelqu’un.e, peut-être seulement sur les gens que j’aime, ou par pure superstition, je ne me retourne pas – le mieux à en dire c’est que ça n’en vaut pas la peine, ça ne sert à rien, l’écriture oui, l’important c’est l’usage mais je ne parle pas comme ça, ça n’en vaut pas la peine les histoires toujours des histoires, de celles qu’on se raconte ou qu’on raconte aux gens qu’on connaît suffisamment pour savoir que ça va les intéresser « ;
Se retourner n’est pas forcément s’infliger le sort funeste d’Orphée. Raconter le passé à quelqu’un.e même inconnu.e est l’un des moyens de le rendre invisible au futur,de le laisser s’évanouir naturellement. Pascal Quignard en a très bien parlé dans la Grande Librairie mercredi. Il a parlé des morts qui veulent revenir et qu’il convient d’accueillir pour mieux les congédier. Ce n’est pas le statut ( de veuve, de fumeur, d’arriviste…) qui m’a plu dans le texte, c’est le vécu et la façon presque désinvolte de l’évacuer. » Fait chier… » Ben,pourquoi pas si ça soulage…
orphique je n’y avais pas pensé (voyez comme on est…) (après pour Pascal Quignard, je ne suis pas certain : par exemple je ne tiens pas à oublier ou congédier le passé non plus que ses fantômes). Merci de la lecture.
que j’aime vous écouter
et puis dans tout ce que j’aime dans votre monologue il y a ça que ne sais pourquoi je trouve parfait « à sa mort j’ai été soulagée mais pas elle, »
Beaucoup aimé ta 12 que j’ai lue ce matin, sentiment de suivre le fil flottant d’un film très visuel aux images puissantes avec bande son constituée de sons réels et de la voix du narrateur.
Un récit discontinu en images mouvantes et changeantes, sensation de plonger dans des mondes qui se succèdent et s’additionnent.
Traveling intérieur. Il est bien ce tour.