Ouvrir la porte, passer le seuil, enlever les chaussures et les poser soigneusement par terre sur un petit tapis, avancer pieds nus dans cette vaste entrée sur le bois patiné, ciré, usé depuis des années par d’autres pieds, un parquet en chêne tissé latte par latte dans un motif à chevrons à la hongroise, ressemblant à ceux qu’on peut encore trouver dans les palais de la ville, luxe des appartements anciens, couleur ambre doré sentant le miel et la forêt, souple sous les pas impatients, glissant, invitant aux ébauches d’une valse à deux, tourner, tourner encore, de plus en plus vite sans perdre le sol, sans perdre haleine, sans perdre l’équilibre jusqu’à s’écrouler sur le plancher en riant aux éclats. Se lover dans la patine, se vautrer, se reposer à même le sol en chuchotant des confidences dans le creux de nos oreilles d’ados.
Puis sortir en claquant la porte et dévaler l’escalier en colimaçon, un deux trois étages, descendre deux par deux les marches en pierres usées, râpées, lustrées, marches grises, poussiéreuses malgré des lessivages incessants, odeur de chaux ou de plâtre, de murs moisis par le temps, se tenir à la rampe en bois foncé ciré en regardant par-dessus bord le fond de ce puits d’étages, le fond jusqu’à la cave, le vide qui attire, puis remonter quatre par quatre les mêmes marches sans perdre haleine puisque tu es jeune et que tout cela n’est qu’un jeu, que tu joueras longtemps même si depuis l’installation d’un ascenseur gémissant cahotant facilite l’ascension pour les vieux os et les bagages encombrants.
Et puis tu sors dans la rue, rue de ville, ciment, bitume, matériau brut soumis au temps, le goudron fond dans la chaleur de l’été collant les semelles dans le sol, brûlant les pieds dénudés pour le plaisir, l’orage qui gronde, éclate, l’eau tombe à gros seaux, lave la poussière, redonne à l’air sa fraîcheur, tu cours dans les flaques, non, tu sautes, tu danses, tu éclabousses, tu aimes la rue, tu attends l’automne qui l’habille de feuilles dorées, cramoisies, ça glisse, et ça glisse vers l’hiver, vers la neige, les flocons purifient l’air, le tapis de neige amortit les bruits de la ville, tu tires la luge, tu glisses aussi, tu patines de plaisir, tu ne sais plus quel temps tu préfères, mais tu sais que tu l’aimes, ta rue de ville.
Et puis le temps a passé, la famille a acheté une coccinelle, tu te dis qu’on est riche maintenant, mais non, on n’est pas riche, mais une voiture, cela promet des voyages, après la campagne toute proche, on peut partir loin, voir la mer, la mer bleue aux vagues douces, à l’odeur de iode et de sel, bordée de sable fin, de sable blond encore bien propre, la tente plantée à quelques mètres, ensablée matin et soir, mais tu aimes le sable, se coucher sur le sable, dans le sable, marcher sur la plage à perte de vue, liberté, courir pieds nus toujours, sentir chaque grain de sable sous tes pieds, laisser filer les grains à travers tes doigts, comme le temps passe, le sablier se vide, se remplit, se vide, mouvement perpétuel, éternel.
Et tu es parti ailleurs, plus de ville, plus de sable, un paysage sauvage aux panoramas vastes comme le monde, étendue de lande et de rochers, des chemins caillouteux, regarder par terre pour ne pas buter, tomber, arpenter des pelouses brûlées par le soleil, dans les odeurs entêtantes de lavande de serpolet et de thym, le vent qui décoiffe, mais remet les idées en place, un paysage de lune et de désert, de roches ensorcelées, torturées et la lumière des étoiles comme éclairage magique dans la nuit noire. Un paysage qu’il faut apprivoiser pour aimer, un sol dur et tendre à la fois, âpre et suave, qu’il faut aimer pour l’apprivoiser, pour l’écrire, pour le peindre.
L’histoire d’une vie par ses sols, et on voit bien ce qui se passe au dessus …
Ah ah ! je te trouve toi et tes sols pour danser et goûter le sable à plein pied !
on ne peut pas se renier, n’est-ce pas? On va voir pour la suite…