Ce qu’il en pense, le personnage ? C’est vite vu : il ne pense pas ! C’est ce que l’auteur a décrété, que ses personnages ne pensent pas en son absence ! Comme ça sans demander l’avis de personne, juste parce que ça l’arrange. Peut-être qu’à Ben ça lui plaît de pêcher toute la nuit sans penser et au sourd-muet de dormir en ronflant. Moi ne pas penser, ça ne me relaxe pas, ça m’exaspère. Me voilà en rage. Heureusement pour une fois je peux m’exprimer de mon plein gré. Il ne va pas être déçu, l’auteur. Qui se dit auteur… Qui ne sait rien de l’histoire qu’il veut raconter, qui camoufle son empêchement à aller plus loin par une recherche, une sorte d’enquête, c’est ainsi qu’il présente son travail, son projet littéraire, sauf que sa quête ne mène à rien. Même à propos de mon âge, il hésite. Il pense, oui, lui a le droit de penser, quelle injustice, il pense que je serai une peintre qui a abandonné la peinture, pensant se servir d’un personnage qu’il a créé et abandonné en plein vol il y a plus de trois ans. La dernière fois qu’il l’a entreprise, sa peintre, elle venait de rencontrer un homme à une exposition de peinture dans une petite station balnéaire. Justement, on y est. C’est le lieu du roman en cours. Tu vas voir qu’il va essayer de nous fondre et je n’aurai pas mon mot à dire. J’espère qu’elle, l’autre, la peintre qui ne peint plus, ne le laissera pas faire. Ou alors il faudrait qu’il la dépouille totalement jusqu’à la moelle pour nourrir et agrémenter ma personne. Déjà je sens que je commence à me voir en peintre… Il y aurait eu une histoire d’amour qui aurait mal tourné et moi ou l’autre, on aurait tout quitté. Laissé l’homme et l’atelier où nous travaillions de concert, nos corps à l’unisson. Depuis j’errerais sans but sans argent sans envie. Les noms des résidences secondaires capturées avec un pauvre Kodak comme buter contre un mur, et l’idée de place, la place qu’elle s’était faite, la peintre, la place qu’elle aurait quittée, celle qu’elle ne retrouverait plus. Foutu Kodak qui détermine et fige le temps de l’histoire. À partir de cet appareil Kodak, face à ces maisons fermées, interroger le nom qu’elles affichent quand toute vie à l’intérieur s’est retirée. Une fois qu’elles se retrouvent encloses derrière leurs volets fermés, anéanties de silence, leurs murs livrés au froid de l’hiver, sans jamais être réconfortées par un poêle ou un méchant radiateur électrique. Leurs cheminées démesurément hautes, robustes, hors service. Prétentieusement belles encore avec leur feston de rouge en bordure, le liseré de finition que tracent les briques tout au sommet pour souligner le sombre du granit, à lutter contre les tempêtes, et tous leurs efforts pour du beurre. Ainsi moi (ou elle), je n’aurais plus de place nulle part. C’est à ce moment que je trouverais ce kodak dans un vide-grenier et pour 1 €uro, non 6 francs, j’aurais à portée de mains 36 photos couleur. L’œil dans le petit viseur à gauche avec les petits angles dessinés en vert pour indiquer ce qui sera hors cadre. C’est ce qu’elle est, hors cadre, elle ou moi, comme Ben, comme le sourd-muet. On peut dire que je lui ai bien avancé son affaire à l’auteur. Il devrait me laisser la parole plus souvent. Un bond de géant, oui, voilà qu’on a fait grâce à mon intervention. Je me prends à rêver, lui signifier son congé, et le terminer sans lui son roman.
PS : La photo, c’est de moi ou d’elle. Les droits aussi.
vous avez bien raison, et d’ailleurs s’il croit qu’un être, même un personnage, peut ne pas penser, c’est un sot, écrivain ou non