#L3# | Et c’est ainsi … 3 : Par le feu.

Photo Gauthier Keyaerts

Dans ce lieu à la géographie instable, ni village, ni bourg, tout juste queue d’agglomération, en toute pièce de sa maison, elle fume clope sur clope. Jamais en panne de volutes, plutôt crever vite que souffrir du manque. À chaque bouffée, braise attisée, ses traits émergent de l’ombre, et se redessinent en reliefs nouveaux. Le visage rouge féroce, les cheveux feu de forêt. Un rien de folie à l’expiration, une perte de sens à l’inspiration. Pulsation cœur de papier et de brins. Elle emmerde le monde depuis son giron amazone. Souffle, stress. De la frustration et de la colère.

Tapie dans sa maison, à l’abri des banalités et du rejet violent des voisins. De rosse*, de heks, la sorcière du Coin du balai, quelle ironie. Veuve hérétique aux contours flous, enfumés par le mépris local. Pas de place pour l’excentricité chez les bouseux, les antiquaires mutiques, chez les bourgeois ni au cœur de la misère.

Non, pas de toi ici, ou trop de toi.

Parfois, pour elle, la vie pèse. L’architecture brutaliste des conifères et la déchirure des jours blessés sur les barbelés l’oppressent. Heureusement l’alcool aide, tout comme cette vie nicotine, goudron, monoxyde de carbone, radicaux… libres, quelle piètre blague !

Son seul espace d’indépendance se situe au milieu d’un immense salon, où bibliothèque et télévision, radio et peintures cheap n’existent pas. Remplacés par des cages, de nombreuses cages, et une impressionnante quantité de vivariums. L’espace sonore y frôle la perfection du néant : consumation du tabac, cause, craque, jase, parle, piaillement, sifflent les perroquets, chute de fiente. Imperceptibles glissades des serpents, inaudibles mouvements des pattes de mygales, paroles secrètes de lézards et de caméléons. Et tout cela sent, fort. Ce monde, il faut le vivre.

Invisible.

Réciprocité : elle ne sort pas de chez elle, et personne n’y rentre.  Et pourtant, elle fume, elle boit, bouffe et nourrit sa ménagerie. Chez elle, le temps est autre, l’espace aussi, au-delà des sons fantômes et de la puanteur organique.

Parfois, un jeune voisin s’invite, elle ne rejette personne. Il frissonne. Il apprécie les aras blancs, ararauna, macaos et les cacatoès, mais craint tellement les velus octopodes aux terrifiants abdomens et la langueur des phasmes.

À peine supporte-t-il les araignées petits pois et les ombres noires planquées dans les toilettes chez ses grands-parents. Il envisage parfois de se faire dessus plutôt que de se rendre dans leur cour. Les insectes, arachnides, les bestioles ça dégoûte.

Il a dix ans, à peine, il regarde cette femme seule, rousse, aux traits tristes lorsque la lumière du jour atteint son visage… ce qu’elle évite au maximum. Il l’estime un peu, il sait. Il sait qu’en son cœur arythmique et en son souffle rauque, le flux d’une forme d’affection circule. Ne pas ébruiter ce secret, elle a fait vœu de solitude, un jour. Il ne comprend pas encore que franchir le seuil de cette maison, c’est un cadeau, et qu’en repartir puant la clope, suant à grosses gouttes, ça ne s’oublie pas.

A propos de Gauthier Keyaerts

Mon univers basé sur un principe de « sculptures sonores et visuelles », repose sur l’écoute, l’observation et l’instinct. J’aborde la musique, la photographie et la vidéo de manière « physique », organique. Cette approche peut se matérialiser –- au final — sous forme de concerts, de performances, de scénographies, de créations radiophoniques, d’installations ou encore se pérenniser sur disque… peu importe. J’ai récemment tenté l’expérience -– exutoire –- de l’écriture, modestement, mais passionnément… et avec ce même penchant pour l’action la plus spontanée possible.

6 commentaires à propos de “#L3# | Et c’est ainsi … 3 : Par le feu.”

    • Hello Laurent, pas feutrés, oui… tu ressens à la fois l’ambiance du récit, et ce que je ressens en l’écrivant. Des doutes, des zones d’ombres. Des personnages qui surgissent de la mémoire, avec quelques traits encore nets, et beaucoup en grande partie effacés. Bonne journée!

    • Oui, mais tu sais… ma vie est « dans les sens », tout le temps. Mes souvenirs reposent le plus souvent sur un éclairage particulier, sur des odeurs, des saveurs, des sons… je t’embrasse.

  1. Gauthier, ne pas respecter la consigne (mais quelle consigne?), ça a du bon. Tu poses un lieu (une antre), un personnage (une femme animale) qu’on a envie d’explorer, de suivre. On aimerait avoir dix ans et suer à grosses gouttes

  2. Quel plaisir de te lire camarade ! Pourrais-tu m’envoyer en message privé ton adresse mail ? Oui, quelle consigne ? Comment t’expliquer… pour moi, le temps est un personnage, tout comme le non-dit, les insectes, les oiseaux, la chaleur étouffante, le rejet sourd des voisins, il y a cette femme, cet enfant … tout cela ouvre l’univers des personnages explorés précédemment. Je n’ai pas voulu m’opposer ou ne pas respecter la consigne de François, je l’ai adaptée à ma sauce. Pour moi elle est là, dans ce texte, pour moi, j’insiste ! Et l’animalité, j’ai très envie d’explorer cette zone animale, blessée. je t’embrasse !