Au début, il me faisait peur, sa pente, ses plantes qui régnaient en maître. Pardon, je vais faire une digression, car je suis aspiré par mes souvenirs, je plonge dans ces moments où la marche est un besoin, où l’effort n’existe plus. Reprends, s’il te plaît, ne lâche pas le fil, je t’en prie. À le contempler, il me faisait penser à une tête dans laquelle se serait installée toute une colonie de bestioles, ça sent le frisé, les locks, je sais de quoi, je parle. C’était un petit jardin en pente qui menait à un petit bois. Les plantes rampantes me faisaient des croche-pieds alors que j’envisageais avidement le bas de la pente, ce petit bois mythique de mon enfance. Je glisse encore dans les tuyaux, je suis un adolescent agité, j’ai épuisé les reproches en direction de ma mère qui est la seule à m’écouter. L’eau chaude de la douche, du bain dans lequel je me glissais pour tenter d’y diluer mon anxiété n’a plus aucun effet, il me faut apercevoir la colline car ensuite, il y aura les premiers arbres, ils m’envelopperont, sous la lune, je suis une machine en tension vers ce que j’ai toujours cru être la liberté. Ces quelques moments où le temps disparait. À 8 milles kilomètres de là, venant d’un passé lointain ce situe le souvenir de ce grand arbre où j’étais monté à la force de mes petits bras, je le jure.
— C’est un fruit à pain, monsieur.
— Je sais madame ! Je connais les fruits de mon île.
— Eh, non, justement, vous n’y connaissez rien, c’est bien ça le problème.
— Vous comprendrez messieurs les jurés pourquoi ce monsieur doit être puni sévèrement, il ne sait pas qui il est, il ne sait pas d’où il vient et encore moi ce qu’il dit.
J’étais sûr qu’au fond, vers le bas où se trouvait le petit bois de mon enfance, il y avait des réponses alors, je me suis acharné contre toutes les plantes qui me barraient le passage. Je l’ai fait à menottes nues. Des cloques sont apparues, ont disparues et mon souffle n’a pas tenu. Je ne suis jamais arrivé à entrer dans le petit bois. Tout au plus, j’ai frôlé l’entrée, je l’ai contourné et je me suis planté devant l’arbre à fruit à pain.
— Monsieur le juge, messieurs les jurés, vous voyez bien qu’il n’est pas d’ici, il ne connait pas le nom de nos arbres.
— J’avoue tout, je n’arrive pas à manger les mangues au bon moment, c’est-à-dire que quand on me les donne la probabilité qu’ils se dégradent enfle, je n’ai pas le fruit vert, c’est ainsi que les fruits à pain ramollissent, les bananes noircissent, les mangues se retirent dans le frigidaire où elles dépriment.
— Madame C, veuillez nous raconter comment cet homme dont je tairais le qualificatif qui lui conviendrait le mieux a systématiquement gâché les fruits et les légumes que vous lui apportiez.
— Ah, ça c’est vrai, ne mens pas et ne me fais pas tes petits yeux d’animal de cour ! Voilà toute l’histoire, j’ai l’habitude de prendre soin de son père pendant que ce petit malfrat vit sa plus belle vie dans l’hexagone profitant du temps hivernal et des buches de Noël, sans lever le plus petit pouce, honte à lui. Mon Dieu, Jesus Marie Joseph, depuis qu’il est là, je passe le voir et je lui dis, toi là, je t’ai laissé un petit sac bleu avec tout un tas de bons légumes, fais-les cuire pour ton père, tu écrases et tu lui donnes à manger. Eh bien, quelques temps plus tard, je passe pour dire bonjour à son père et je fais un tour dans la cuisine pour voir si tout est bien en ordre, si personne n’a besoin de secours et c’est là qu’au fond de la poubelle, j’aperçois, les victimes, les bananes, les oranges, les ignames crucifiées au milieu du plastique et de la poussière. Je n’ai plus rien à déclarer tellement ça me fait de la peine. Tchip !
Ah ! J’y montais bien avant, quand j’étais tout petit. Je me rappelle être monté dans l’arbre, j’ai tout de même massacré une bonne partie de la végétation pour retourner auprès de mon arbre, mais je glisse le long de son tronc à chacune de mes tentatives, j’ai peur de casser la branche. Hier, j’ai mis deux pierres pour me faciliter la tâche sans avoir à m’humilier et sortir une échelle. Peut-être bien que mon père m’aidait à monter. Je me rappelle le voir me regarder.
Je suis plus loin à travers la mer, dans la forêt, il fait nuit, c’est à ce moment-là que je la préfère, elle est mystérieuse, indépendante, elle se fout des dogmes, et c’est à ce moment que ma voix sort le mieux, je crois que je danse aussi et tous les griefs que j’ai contre le monde entier, en commençant par mes parents sont derrière moi bien caché au fond de ma rancune, je sais bien qu’au son de l’élastique, je ressortirai cette vallée d’émotions dès que je retournerai chez moi pour l’instant, il n’en est pas question. À l’époque à la maison, je veux dire l’appartement, il y avait une atmosphère d’objectifs non-accomplis, d’essais parsemés de ronces, les mâles de tous âges se retrouvaient dans l’alcool, la cigarette et la seule femme, celle qui faisait tourner la maison, triait les doléances de tout ce petit monde. Ils étaient les uns sur les autres, leurs inconsciences leur permettaient de lutter contre le froid glacial de leurs destins contrariés.
Après avoir passé la porte de l’appartement quelques fois, je me ravisais, je ressortais, je fumais, je rageais et j’escaladais par le devant de l’appartement, balcon après balcon, j’atterrissais sur le nôtre, ça me permettait d’affirmer ma mentalité de pirate des pots de fleurs que j’écrasais sur mon passage. Quand je compare ces différents espace-temps, je crois que le patchwork me convient assez bien, je contemple toujours la forêt de B, même si le stade est venu tenter bien maladroitement de comparer sa prestance avec ma forêt bien aimée où je t’ai enterré mon cher F, il n’est pas de ce monde l’édifice qui à mes yeux t’effacera de ma mémoire, je t’aime de terre.
— Je plaide coupable d’avoir laissé filer le temps trop rapidement, de n’avoir pas pu tenir la corde, de n’avoir pas pris le temps d’observer les pots de fleurs de mon enfance, de n’avoir pas gravé l’image des bras qui m’aidaient à monter dans l’arbre à pain, de n’avoir pas su me frayer un chemin plus respectueux à travers les herbes hautes du jardin de mes ancêtres, peut-être aurais-je pu apprendre à écouter les fruits et légumes de mon île. Pour être franc, je ne sais comment je pourrais réparer le temps qui passe, à chaque fois que j’essaie, il s’emmêle, les souvenirs se bousculent, les émotions me taclent et les paysages, les odeurs, les horaires fusionnent, je tourne autour du pot de fleurs de mon enfance sans pouvoir ni freiner, ni domestiquer la courbe, je tourne, alors que vous me voyez sur le banc des accusés, coupable repentant et pourtant libre de n’en faire encore qu’à ma tête, car sans crier gare, elle a pris le contrôle. Était-ce au début de la page, dans le petit bois où je ne suis jamais entré depuis que je m’en suis fixé l’objectif, en haut de l’arbre à pain, pendant que j’arrachais les herbes, que mes mains recevaient leur châtiment, quand je laissais tomber le contenu des sacs bleu au fond de la poubelle, quand je fixais la lune allant vers la forêt de B ?
Ou au milieu du temps, de l’éternité, poussière de cosmos, qui ne s’extirpera peut-être jamais du trou noir dans lequel cette question l’engouffre où elle se décompose afin de tenter de renaître pour révéler enfin le secret du rythme exact de la germination à l’absorption. Je saurais un jour, un jour, je serais en harmonie avec elle.
— Mais oui, tu y parviendras, dit une voix affectueuse que seuls les mécréants, les inconscients, les âmes perdues peuvent entendre.