Dans la pièce minuscule, je regardais cette vieillarde dans son cercueil, devant moi, la reconnaissait à peine, cherchant dans les traits du visage si flétri quelque chose de familier. Tes cheveux blancs de coton, un léger maquillage sur tes paupières et du rose sur les lèvres. Tu t’étais assagie grand-mère sur la fin… Tout simplement, ce n’était pas toi qui te l’étais appliqué celui-ci de maquillage. Tout de même, cela faisait de toi une très vieille dame, digne et apaisée. Toi qui avais connu une vie si angoissée, si remplie, si romanesque aussi. Te voilà couchée là, tranquille, après quatre-vingt-quinze années passées sur cette Terre. Te voilà enfin partie rejoindre tous ceux que tu aimais, que tu avais tant pleurés pour certains. Je posais mes yeux sur tes paupières closes, frôlais cette main décharnée que tu m’avais si peu tendue. Si lointaine tu étais, si lointaine tu resteras. Elle est belle n’est-ce pas ? me demandait sa fille. Oui, bien sûr !, je répondais sans réfléchir. Deux photos déposées délicatement sur ta poitrine, celle de ton grand Amour impossible et celle d’Alain Kardec pour t’accompagner dans ta future réincarnation. Les autres autour se recueillaient ou murmuraient quelques mots à qui voulait entendre.
Départ de la maison vers six heures du matin, je récupérais les deux autres sur la route et nous partîmes pour sept heures de voiture. Si nous voulions la voir avant que le cercueil ne soit scellé, il ne fallait pas être en retard. Tous trois vêtus plus ou moins de noir, avec ou sans cravate, réunis pour l’occasion, nous parcourûmes le pays en direction du Nord. Nous palabrâmes pendant toute la durée du voyage, parlant d’elle, de lui, de la famille en général, des souvenirs, des secrets, des non-dits, jouant avec les mots, plaisantant aussi de bon cœur. C’était comme si une boucle venait de se boucler. Une petite pause-café sur une aire d’autoroute nous suffît. Parvenus sur le périphérique et voyant l’heure tourner, nous commençâmes à paniquer. Peur de ne pas arriver à temps à l’hôpital Avicenne à Bobigny pour la voir une dernière fois. Je ne comprenais pas pourquoi elle se trouvait à l’hôpital alors qu’elle avait rendu l’âme à la maison de retraite où elle vivait depuis plus de dix ans. Pour ma part, je n’avais jamais vu de dépouille. Je n’aimais pas ce mot mais aucun autre ne me convenait pour le dire… Un peu d’appréhension et d’excitation aussi. Finalement, nous arrivâmes. B. nous attendait pour nous guider. Ce n’était pas un petit hôpital ! Nous étions juste à l’heure finalement. Une famille en pleine crise d’hystérie se déchaînait devant la porte d’à côté, celle de leur défunt à eux, un jeune homme semblait-il, un pour qui mourir n’était pas le moment…
Rassemblés tous les sept autour de la table de la salle à manger chez V., nous dînâmes de quelques victuailles achetées sur le chemin du retour. Nous avions laissé la voiture à L. et étions rentrés sur Paris en train. Nous passâmes la soirée à évoquer souvenirs, anecdotes et réflexions philosophico-politiques diverses. Nous rîmes et nous amusâmes jusque tard dans la soirée, partageant un réel plaisir d’être là ensemble, réunis ainsi, pour la première et sans doute dernière fois. Je me demandais justement pourquoi. Pourquoi ces bons moments devaient-ils rester éphémères pour que nous en conservions toute la saveur ? Nous partîmes ensuite mes frères et moi dormir un peu plus loin dans une auberge de jeunesse avant de nous retrouver le lendemain matin pour le petit-déjeuner et repartir à L. récupérer la voiture.
Dans ce cimetière désert, si éloigné du tumulte de la ville, de cette petite ville où elle avait passé les trente dernières années de sa vie, et sous ce soleil radieux de fin d’été, nous accompagnâmes la grand-mère jusqu’en sa dernière demeure, aux côtés de son dernier mari. Surtout la famille et quelques amis venus en soutien. Une petite troupe solennelle, le regard tourné vers le ciel, sous les lunettes noires, marchant au pas derrière le cercueil. Un soleil qui caressait la peau. Tout était si supportable malgré les circonstances. Tenant la main à V., sans doute la plus affectée, près de mes frères, je me sentais bien. Ni triste ni gai, juste bien. Apaisée peut-être aussi, réconciliée avec la mort et ses entours. Prenions ce temps qui s’était arrêté pour quelques minutes encore. La boucle était bouclée.
Une cérémonie dans l’église de L. Pas un curé de disponible ce jour-là. Qu’à cela ne tienne, c’était une femme d’âge moyen, employée des pompes funèbres, qui fit un petit discours, qui parla de J. comme si elle la connaissait de longue date. Avec des mots simples, des mots justes, des mots pesés pour la circonstance. Il me sembla que cela ne dura pas longtemps, m’enfouis en moi-même, n’aimant guère ces lieux-là, sombres et glacés. En préférais le parvis, vide, écrasé de lumière mais ouvert sur le monde. Vite, il fallait reprendre la voiture pour suivre le corbillard jusqu’au cimetière. On ne connaissait pas les lieux, on aurait pu se perdre. Et puis il nous avait déjà semés sur la route, de l’hôpital jusqu’ici… Il avait des horaires à respecter lui aussi sans nul doute.
Après la mise en terre, nous laissâmes les ouvriers achever leur travail d’inhumation et repartîmes vers la ville et vers la vie aussi. Nous fîmes un tour ensemble dans ces lieux de vie pour elle, de vacances ou de passage hebdomadaire pour d’autres. La rue Jeanne d’Arc avec au bout, le parc et la statue éponyme en son centre, des images plein la tête, les ruelles alentours, les rues commerçantes, la Poste, les bords de Marne, les ponts, la place centrale et ses terrasses de café. La ville semblait si animée à présent, je ne la connaissais pas comme cela. Plein de jeunes couples s’y étaient installés ces dernières années parait-il. Nous nous assîmes à une terrasse ombragée et commandâmes un Perrier ou autre boisson désaltérante. Il faisait si bon, on était si bien ici ensemble. On aurait souhaité que cela dure toujours.