Celle qui voulait devenir médecin, mais n’a pu se payer que des études de droit en étant pionne, mariée par conformisme, elle a reproché à ses deux enfants de s’être sacrifiée pour eux, jamais heureuse, toujours frustrée et déprimée ; celle qui a perdu son père à deux ans, élevée jusqu’à ses dix ans par une tante, elle rêvait d’être sage-femme, mais seuls ses frères ont eu droit à des formations professionnelles, curieuse de tout, elle se privait pour s’acheter des livres, elle aimait les chats et ses petits enfants qu’elle a su choyer mieux que ses enfants ; celle qui a perdu son père, enterré le jour de ses cinq ans, élevée par une mère seule, elle a eu deux enfants qu’elle a élevée seule, aigrie et figée dans le chagrin elle n’a pas su donner d’affection à ses filles, mais, jusqu’à sa mort à 90 ans, s’endormait tous les soirs avec la photo de son père sur sa table de chevet ; celle qui s’est retrouvée veuve à trente ans avec deux enfants, qu’elle a élevés seule, surnommée la « veuve joyeuse » car elle plaisait aux hommes, peut-être a-t-elle eu des amants même si sa fille ne voulait pas y croire, elle est morte d’un cancer de l’utérus, endormie par une surdose de morphine sans savoir qu’elle allait mourir ; celle qui se distinguait par son élégance, ne voulait épouser qu’un prince mais après avoir refusé tous les prétendants s’est mariée tardivement à un veuf qui s’est pendu dans leur jardin et qu’elle avait empêché de revoir sa fille, dont elle lui cachait les lettres ; celle qui n’a jamais dit qui était le père de son quatrième enfant né après son veuvage, même pas à lui qui est mort sans savoir qui était son père, elle n’a jamais non plus révélé sa fameuse recette de tripes auvergnates, même pas à son autre fils qui travaillait avec elle dans son auberge, celle-là est morte en emportant deux secrets dans sa tombe ; celle qui, restée célibataire, a toujours habité chez sa sœur et son beau-frère, incapable de se faire cuire un œuf, après avoir été préceptrice chez un fabricant de piano elle est devenue sourde et s’est reconvertie en clerc de notaire ; celle qui se cachait pour pleurer en écoutant son frère jouer du violon, douée pour les activités artistiques et manuelles, elle faisait de la reliure, a travaillé comme retoucheuse photo et publié deux livres : « Découverte du cartonnage gainerie » et « Fleurs en éléments naturels », malgré un mariage raté et les ennuis de santé de fille, elle a su rester gaie et alerte jusqu’à sa mort à 95 ans ; celle qui, élevée par une marâtre après avoir perdu sa mère à deux ans, puis son père à quatorze, a appris à lire toute seule, s’est mariée, a eu quatre fille et un fils, partait parfois avec sa valise, laissant maison et enfants quand elle ne supportait plus les infidélités de son mari, trouvait souvent refuge dans l’alcool et âgée ne reconnaissait plus ses filles, mais réclamait toujours son fils, mort quelques mois avant elle ; celle qui a perdu son mari et son fils unique la même année ; celle qui, mal mariée et sans enfant, essayait de se suicider quand elle n’était pas envoyée à la « maison des fous » pour y subir des électrochocs ; et puis toutes celles qui sont mortes en couche, celles qui ont vu mourir leurs enfants, les orphelines, les maltraitées, les rabaissées, les violées, les niées, toutes celles qui n’ont jamais eu la parole ou n’ont pas osé la prendre, celles qui ont capitulé, renoncé, abandonné leurs rêves ou n’ont pas su rêver, celles qui n’ont connu que la soumission, l’infériorité du fait d’être femme, les bâillonnées, les endormies, les veuves, les déprimées, les piétinées, les « hystériques », les déclassées, les alcooliques, les droguées, les écorchées, les blessées, les muettes, les traumatisées, les prisonnières, les évadées, les résignées, les clandestines, les confinées, les étourdies, les dégourdies, les menteuses, les râleuses, les violentes, les souffreteuses, les malades, les épuisées, les stériles, les oubliées, les Marie-couche-toi-là, les effarouchées, les débordées, les alitées, les attardées, les illettrées, les affamées, les dégoûtées, les mères de famille nombreuse, les handicapées, les dénigrées, les cinglées, les séquestrées, les demeurées, les abandonnées, les anémiées, les boulimiques, les anorexiques, les déséquilibrées, les désespérées, les évaporées, les détraquées, les essoufflées, les exilées, les fugitives, les meurtries, les assassinées, les dévalisées, les effondrées, les malmenées, les esseulées, les avortées, les harcelées, les aliénées, les déportées, les éborgnées, les éventrées, les oubliées, les énervées, les enragées, les catastrophées, les apeurées, les dépouillées, les étranglées, les claquemurées, les ostracisées, les kidnappées, les évadées, les sidérées, les pétrifiées, les censurées, les révoltées, les brûlées vives, les accidentées, les trépanées, les lobotomisées, les suicidées, les noyées, les sacrifiées, les exécutées, les cloîtrées, les défenestrées, et toutes les autres, fées et sorcières, nos mères et nos sœurs, vous toutes dont les cris inaudibles hantent nos cauchemars, je vous entends et j’aimerais pouvoir faire entendre votre voix.