Foule visages et corps restaurant ̶ cantine plutôt ̶ menu unique douze euros cinquante avec fromage et café boissons comprises cidre ou vin rouge la porte est dure il faut une poigne d’homme elle reste ouverte pas pensé à refermer derrière lui le froid s’engouffre les corps d’hommes massés au bar avant les grandes tablées là où il restera de la place après le bar il y aura écrouler son corps sur la chaise son assise en paille cannelée on dit je crois leurs dos sombres des vestes d’entreprise qu’ils garderont pour manger parfois éclairé parle des lettres bien lisibles collées sur eux comme pour faire famille visages rouges de ces teints pâles du nord qui marquent vite à l’effort ou à la chaleur ou à l’alcool aussitôt rougie la peau et les kirs alignés devant leur corps encore un peu debout avant le lâcher des muscles sur la chaise debout corps appuyés contre comptoir et lui le plus jeune plus petit son bras carrément dessus avec le coude et c’est épuisement visible et main dans les cheveux coupés courts comme on caresse un chien qu’il faut réconforter il se caresse le crâne debout à côté des autres et se parler entre soi avec ceux de la même équipe ou avec le parton de l’autre côté du comptoir et qui sert des bières des kirs des cafés pour ceux qui déjà ont fini et pas treize heures pourtant et les bras des serveuses en l’air avec plateaux avec assiettes pardon pardon bourrer s’il le faut pousser un peu il faut passer le rempart des corps devant le bar à côté des tables devant le buffet des crudités mais pas que des légumes des œufs durs moyonnaise du pâté des saucissons des trucs qui tiennent au corps qui récompensent après l’effort et les kirs offerts du vendredi c’est pour eux qu’ils viennent le vendredi les petits vieux, qui ont téléphoné pour retenir une table, qui viennent à deux ou trois ou quatre parfois réservent toute une tablée, vu que c’est pas cher et que c’est bon ce serait bête de s’en priver à peine si on ferait mieux chez soi et pour à peine moins cher et le saucisson et le pâté pour une fois qu’on peut il ne se prive pas mais elle regardera dans son assiette et il se fera attrapé c’est pas moi c’est le médecin qui le dit que tu n’as plus le droit mais maintenant que c’est dans son assiette il va tout manger car autrement ce serait gâché et c’est pas mieux. Ils sont d’accord.
Les mains qui se serrent par-dessus la table entre ceux qui mangent déjà et ceux qui arrivent seulement, les artisans, ils se connaissent entre eux tu es où en ce moment on apprend qui a eu le chantier ou qui a fait construire passé midi trente c’est dur de trouver une place jusqu’à ce qu’une des serveuse demande là ça vous va en leur indiquant des places mais c’est pas vraiment une question ou dise on va vous redresser la table-là vous pouvez vous y mettre, elle répète les desserts au choix ici et puis là, et il y en a vraiment beaucoup à dire, tartes aux fruits rouges, Paris-Brest, mousse au chocolat, crème brûlée, galette des rois ou bûches selon les saisons, yaourts et cônes si vraiment rien ne convient, vous avez déjà eu le fromage ? « Service » qu’on entend par-dessus le bar, c’est le patron qui le dit très fort et les serveuses répondent merci on ne sait pas à qui. Ils sont deux, un couple. Il ne salue pas et elle dit tout haut à chaque pièce traversée bonjour la tête levée en cherchant un regard elle ne veut pas qu’on puisse la croire fière même si ici ils ont leur table réservée la seule avec une plaquette en plastique avec les lettres en doré et sans hésitation ils se dirigent vers elle dans le coin à gauche et c’est la leur et ça se sent. Un peu gênée de ce passe-droit, juste parce qu’ils viennent tous les jours. Un jour l’odeur est si forte qu’on se demande bien dans quoi on a marché et manger malgré elle qui entre par le nez si fort qu’elle contamine l’intérieur de la bouche et qu’on ne sait si on pourra continuer le repas et c’est eux derrière d’avoir travaillé avec les cochons d’un élevage intensif comme les photos qu’on pèche sur le net et qui vous passent devant sans que vous ayez pu y échapper et la maltraitance animale à laquelle on ne veut pas penser même si ces images vous collent à la rétine mais manger du porc souvent et beaucoup non elle ne peut plus. Mais c’est plutôt rare l’odeur. Le bruit est plus surprenant des jours fort à ne plus pouvoir échanger avec celui en face et c’est pour ça qu’ils parlent de plus en plus fort pour surmonter le bruit des autres qui parlent mais parfois c’est calme aussi et la serveuse a le temps pour quelques mots, vous allez bien, de vous réserver le dessert qu’elle sait que vous préférez. Des dos larges des tailles hautes des corps volumineux dont les vêtements l’hiver augmentent l’espace nécessaire pour se mouvoir entre les tables serrées et tenir dans l’espace entre le bar et les tables pour l’apéro ou le café c’est à la limite du possible mais toujours ils y arrivent. Plus personne ne fume juste boire encore c’est permis. Parler fort et rire aussi d’un rire gras et communicatif, d’un rire qui irait bien avec une grande tape amicale dans le dos, une qui secoue le corps malgré sa stature, charrier la serveuse c’est rare elles n’ont pas le temps elles courent presque tant elles pressent le pas et les gestes rapides pour débarrasser, puissants à porter les bouteilles de cidre et c’est beaucoup d’un coup et les assiettes pleines et les piles à ramener en cuisine. Elles crient pardon sans attendre le passage elles l’ont déjà forcé de leur corps à elles en mouvement pour passer à travers la masse des corps agglutinés. Les marques de leurs chaussures de travail sur le sol les traces de boue c’est juste après la première porte après ça se voit moins. Il pleut et tant pis pour les semelles crottées c’est incrusté dedans cette boue des chantiers ou des champs c’est pareil. Le paillasson a perdu toute utilité vu son état.
Deux seulement à porter bonnet un rouge et l’autre noir et les autres tête nue et même de nue comme sans cheveux et blousons ouverts d’avoir chaud encore d’avoir travaillé depuis le corps et les muscles dans le froid du dehors et pantalons avec une grande poche de chaque côté un seul à fumer depuis le parking où la camionnette garée et les quelques enjambées jusqu’au restaurant, ça ne suffira pas et laissé seul dehors devant la porte pour tirer encore une ou deux bouffées tandis que ses collègues sont entrés. Un seul jeune dans les quatre et c’est exception, jeune d’être le fils du patron ou juste un apprenti, et alors être celui qui ne connaît rien qui balaie et même cela il ne sait pas et ce n’est ni fait ni à faire, mal fait dirait la mère, laisse-moi faire, celui qui porte et apporte et reporte et va chercher jeune des aller-retours entre le lieu où se fait le travail et la camionnette et jeune d’une démarche lente indolente de celui qui est là sans y être et pourrait tout aussi bien être ailleurs mais pas là où rien ne le retient mais il faut bien en faire quelque chose de celui-là c’est ce qui se dit de lui autour. Il mange avec eux qui lui servent à boire de l’alcool déjà et c’est peut-être ainsi le début du faire partie.
On y est corps et âme. On voit, on sent, on mange avec eux. Texte fort où les corps denses disent des histoires de vie et les brassent.
Oh, merci d’avoir reçu ce texte. Et de vos mots qui encouragent.
Ça sonne juste, me replonge direct dans mon année à Sedan, les corps, la nourriture roborative, es voix qui portent, merci !
Décidément, Anne, l’absence de ponctuation ouvre des perspectives. Merci de l’oser. Et je me demande si les deux virgules du premier paragraphe et les points ont leur place ainsi que la ponctuation qui ressurgit dans la suite du texte. Est-ce voulu ?
C’est génial, ton commentaire, Cécile ! D’abord oui, c’est osé d’oser, ça me fait le même effet ! lol. Mais ta remarque et question va me permettre d’y retourner voir et de me poser cette question. Ou est-ce seulement « chasser le naturel, il revient au galop » ? Grand merci. Je répondrai ensuite si je trouve la réponse. lol
Ils sont deux, un couple. C’est voulu sans doute pour marquer qu’ils sont exception. Le reste c’est parce que quand même il m’en fallait quand je ne pouvais m’en passer pour la compréhension du texte à la lecture, je crois. Voilà. 🙂
Bravo Anne! On y est. On est assis avec eux, entre le pâté, le fromage, et un petit kir. Les odeurs, le bruit, les coudes qui se touchent, le patron derrière son comptoir, tu as vraiment restitué l’atmosphère de ce lieu que j’ai l’impression de connaître ou de reconnaître. Et cet enchainement des phrases, leur rythme, l’absence de ponctuation y est pour quelque chose. Merci!
ah ces rades comme on n’en fait plus et ce petit jeune dont on ne sait que faire ni lui non plus, très touchant. Le ballet des serveuses, le bruit, les habitués, les travailleurs… C’est super ! ( petite coquille sur le mot patron et la mayonnaise… enfin, je pense)