Les jeux, c’est dehors. Joue-t-on aux cartes ? Pas de souvenirs. Des parties de Monopoly quand il pleut trop. Un de mes frères est très mauvais joueur, tricheur et colérique quand il perd. La partie ne dure jamais très longtemps et c’est la bataille, une de nos grandes activités. Deux garçons, une fille, presque du même âge et de la même force, une petite bande qui gambade dans la campagne, furète, fouine, déniche, creuse, ramasse des trésors, allume des feux, se cache, se mouille, se crotte des pieds à la tête, se bat, se poursuit, se réconcilie, construit des embarcations, bâtit des cabanes, aménage des refuges, élabore des stratégies, expérimente. De plus en plus loin, à pied, en vélo. Chez les grands parents paternels, c’est encore plus fou, la liberté des grands espaces, totale. Avec des comparses aussi, garçons surtout qui connaissent d’autres ruses, d’autres rigoles, d’autres haies, d’autres pièges, d’autres dangers, d’autres cachettes. Gravières, scieries, voies de chemin de fer, étang, rivière, ruisseau, prés à vaches, ruines, bois, taillis, landes de fougères et escarpements de granit. Notre royaume est immensément riche et diversifié. Cascades, grottes, pêche aux hotus, aux vairons, aux limnées, chasse aux œufs, aux capricornes, aux hannetons. Boue, fumier, vers de terre, limaces, orvets, rien ne nous fait peur, rien ne nous dégoute. Tout est bon, hasardeux, aventureux, dangereux, délicieux, propice aux chamailleries et à la bataille.
En hiver, il y a soupe au repas du soir. Soupe de légumes pour laquelle j’ai une aversion absolue. Mes frères adorent et me laissent seule face aux exigences parentales, maternelles surtout. Il faut manger de la soupe pour grandir. Je ne cède pas. Punie parfois. Poireaux-pomme de terre, poireaux-carottes-pommes de terre, moulinée, mixée, écrasée, morceaux entiers. Je déteste la soupe, moins le goût que l’obligation et la répétition sans doute. Moins que ma mère peut-être. Tout le monde aime la soupe de ma mère, mon père, mes frères, nos enfants après nous. J’y consens maintenant, du bout des lèvres, et pas tous les jours, si on me laisse y ajouter du piment ou des oignons comme dans un pho vietnamien. Ma mère, la nourriture et moi, une longue histoire d’incompréhension commencée au sein dont on racontait que je le refusais et que j’aurais été nourrie au jus d’orange. Pour le reste, nos relations sont harmonieuses.
Et même plutôt sereines quand il faut habiller la sauvageonne pour la ville. Boutiques choisies, à la mode, tout est permis, couleurs, longueurs dans ces années 60 où rien n’est plus comme avant. J’adore ce manteau rouge qu’on choisit ensemble. Presque peur qu’il soit trop voyant pour l’internat, trop cher pour mes parents. Il faut dire que j’imagine mes parents pauvres. Je ne connais pas la ville. Mes dimanches et mes vacances à la campagne ne m’ont pas préparée à comprendre le monde et à m’y situer. La bataille, la guerre des enfants ne m’a pas aguerrie aux subtilités des mœurs urbaines que je subis perplexe et en silence. Et tant de liberté, pas préparée à l’enfermement. Cet autre monde, je ne le renie pas, je le tais. Scindée en deux entre le monde des garçons et celui des filles, entre la campagne et la ville, j’essaie de passer inaperçue.
j’ai cru un moment que nous avions la bataille en commun mais ce n’était pas la même (dans le texte du moins mais la bataille et les chamailleries si… et au Monipoly un tricheur obstiné – dns mon cas une tricheuse – qui transforme le jeu en chamaillerie encore)
la soupe si, mais pas la même, et le fait d’être seule à oser ne pas aimer… si bien exprimé
Merci Brigitte. je m’aperçois en vous lisant et les autres à quel point j’ai eu une enfance de campagnarde et de liberté grande. La soupe à la semoule m’ a rappelé la soupe au lait que je détestais encore plus que la soupe de légumes (si c’est possible), mais était réservée aux dimanches-soirs.