#enfances #07 | chambres à air

Avant que je n’oublie son nom de la même façon que j’ai oublié son visage, sa voix, sa corpulence, son odeur, et, pour en arriver à lui ou à elle, à cet objet fascinant tant il recèle encore de potentiel pour fabriquer toujours, au sein de l’ennui, une diversion, cet objet si insignifiant pour mon entourage à cette période de ma vie et qui problablement l’est encore, la chambre à air ( principalement de camion ou de tracteur ) , prononcer tout haut « Monsieur Renard » , ferait-il mouche ?

Monsieur Renard ! voilà… 

Monsieur Renard surgit et me la donne, la voici, elle est encore tout à fait nette si lui est devenu tout flou. Une grande bande molle de caoutchouc car elle a été vidée de tout son air. On peut ainsi mieux la plier et l’emporter comme une sorte de butin, de trésor. L’étudier. 

Grise, c’est sa couleur – mais dont l’intensité n’est pas la même à l’extérieur qu’à l’intérieur, si l’on essuie d’un revers de main la couche de talc à l’intérieur du boyau, on aperçoit alors un gris plus foncé, plus brillant, comme neuf. 

Pour le savoir, avant, il faut dérober en douce une paire de gros ciseaux et découper la chambre à air. Rien n’est moins facile que de trouver l’angle, le point d’attaque pour effectuer une ouverture, la plupart du temps par lassitude, en s’aidant de la pointe de métal, en l’enfonçant dans la matière flasque mais toutefois extrêmement résistante du caoutchouc. Ensuite, il faut aussi de la force pour découper cette matière , on progresse lentement, patiemment. 

La chambre à air ne se laisse pas découper facilement. Il est nécessaire de s’armer de patience pour y tailler des lanières. Son odeur pourrait jouer le même rôle que celle dont se sert la plante nommée Népenthes, pour attirer certains insectes, mais ce n’est pas la pourriture qu’elle exhale, plutôt une odeur d’usine, de piston, d’huile et de bielles, de labeur, peut-être même certains jours avant l’hiver, vers novembre, un relent de tristesse, de malheur. Une vieille odeur d’air vicié mélangé à celle du caoutchouc. 

A un moment, si l’on insiste, que l’on n’abandonne pas, elle semble consentir à se laisser découper, taillader, déformer, elle accepte de perdre son vieux rôle fatiguant de chambre à air pour devenir lance-pierre, corde d’arc ou encore ceinturon , étui de revolver, holster. 

On sent qu’elle résiste un peu encore, car il est presque impossible qu’on puisse la découper en lignes parfaitement droites, sans bavure, ça fait comme des dents, des crans de crémaillère, irreguliers 

Enfin, elle capitule, se laisse de plus en plus docilement percer par l’aiguille, le fil, s’abandonne à la fantaisie enfantine, voire même au terme de l’abandon, tout à fait possible qu’elle l’inspire. 

Et finalement le jeudi soir, sa dépouille git dans un recoin de l’appentis, au bout du jardin. L’enfant l’a mise en piéce, elle ne sera plus jamais gonflée d’air, ni protégée par la dureté d’un pneu, elle ne voyagera plus, ne traversera plus de frontière, elle se décomposera lentement, en s’écaillant, se ridant peu à peu, tout comme se rident, s’écaillent les noms, les souvenirs, l’utile et l’inutile, dans le temps.

A propos de Patrick B.

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