Les archivistes et les chercheurs qualifient souvent l’archive orale de matériau vivant, ils conçoivent des protocoles pour la saisir, la nommer, la sauvegarder, en respecter l’émetteur. On parle de sa capture. Matériau vivant dont il est difficile de s’approcher. Matériau vivant, troublant, émouvant qui ressemble à une bête prisonnière dans la cage de son support physique. Ouvrir la cage, appuyer sur le bouton play, c’est prendre un risque. Derrière cette trace, il y a un individu, un témoin, une histoire, un timbre, une scansion, un souffle, une vibration. Ça bouge encore, ça palpite et ça me remue.
Lorsque Werner Herzog* écoute devant Jewel l’archive sonore de l’attaque de l’ours qui conduira à la mort de Tim et d’Amy, il lui remet la cassette en lui conseillant de ne jamais l’écouter. Quelle reviendrait sinon comme un éléphant dans son salon, envahissante et incontournable. Werner Herzog est de dos protégé par son casque, Jewel nous fait face, elle n’entend rien, mais son visage se décompose progressivement jusqu’aux larmes. Werner va jusqu’à lui mettre la main sur l’épaule pour la réconforter. On peut regarder des heures de vidéo sans ciller comme si l’image adoucissait la parole, en détournait partiellement l’attention. La voix seule produit cet effet éprouvant comme si le vivant s’emparait de nous pour nous sauter à la gorge.
Le recueil d’archives orales semble avoir commencé aux États-Unis auprès des combattants et des minorités défavorisées. Affaire d’urgence et de drame dès le départ. Est-ce parce que la voix change peu au cours de la vie, est-ce pour cela qu’elle produit cet effet de réel indépassable ? Est-ce parce que sa consultation nécessite un appareillage qui la rend moins directement accessible qu’un texte ou une image ? S’imagine-t-on consulter des mémoires vivantes dans la paix et la sérénité d’une salle d’archives ? A-t-on le droit (le courage) de toucher ainsi à l’intime, autrement que protégé par un casque ?
Dans le cas de Tim, de son dernier enregistrement, il s’agit du moment dramatique de sa mort et de celle de sa compagne lors de l’attaque de l’ours. Il s’agit de paroles de terreur : Fais le mort, fais le mort, cours, va-t’en, cours. Pourquoi et quand Timothy a-t-il poussé le bouton pour enregistrer ? N’a-t-il pas eu le temps d’enlever le cache de l’objectif ? Les enregistrements qui circulent sur internet seraient des faux. Six minutes ! On les écoute pourtant bien au chaud devant son ordinateur caché sous son casque. Même Werner Herzog ne les a pas inclus dans son film.
- Grizzly Man
J’aime bien ces réflexions, interrogations à partir du film de W. Herzog. Ces questions de l’intime, de l’archive, de la trace… j’ai envie de dire : « à suivre »!
Merci Stéphanie. Ce film de Werner Herzog me fascine littéralement.
Mais comment fais tu pour connaitre ces documents et les utiliser avec tant de pertinence ? Le film c’est grizzly man ? Je vais fouiner. Bises.
C’est en lisant Clara Arnaud » et vous passerez comme des vents fous » que j’ai découvert Grizlly man sur lequel j’ai déjà écrit. Outre les souvenirs personnels qu’il m’évoque, ce film me fascine depuis (sur youtube en anglais). Hier j’ai regardé Rescue Dawn et le docu sur Werner Herzog, tout à fait passionnant aussi et une facette de W.H. que je ne connaisssais pas : j’en étais restée à Aguire et Fitzcaraldo et Klaus KinsKi. Bises