Le grand réfectoire de vingt tables de douze couverts en deux rangées, un bruit comme je n’en ai plus jamais réentendu de chariots roulants, de conversations, de couverts, de verres, de louches dans le plat collectif ; 240 gamines à table !
Jeanne en bergère, en plâtre blanc moulé, qui regarde ailleurs pendant que j’attends qu’on vienne me chercher le samedi. Parents toujours retardés, longues attentes.
Quatre rangées de lits dont certains superposés, face à face deux par deux, séparés par des armoires de la rangée de lavabos, au fond la petite lumière de l’abri de la surveillante.
Des couloirs très longs où l’on circule en rangs généralement ou seule si on en a l’exceptionnelle permission. C’est là qu’on apprend l’assassinat de Kennedy.
La bibliothèque comme un autre monde avec le Bailly pour la version grecque, aux heures ouvrables seulement.
La chapelle vide où j’ai le droit d’aller seule au prétexte d’exercices de piano que je ne fais pas.
La cour où l’on tourne par petits groupes. Pourquoi tourne-t-on dans les cours ?
Les promenades du jeudi auxquelles on n’échappe qu’en allant à l’aumônerie.
Le concierge vend des ours en guimauve. Petit commerce à la sauvette. Il y a aussi une échoppe en face du lycée.
Le vieux lycée et le nouveau lycée. La porte des externes. Le lycée de garçons est en face. L’annexe où l’on va manger pendant un temps : Gribeauval, quand les choses changent au milieu des années 60.
Les pommes que l’on mange dans le lit , la nuit en cachette, trognon compris.
Le cake que je donne à plus malheureuse que moi. Pas de dimanche, ses parents habitent au Maroc. Elle se prénomme Laurence, elle a changé son prénom.
Les blouses roses ou bleues selon les semaines, avec le nom brodé dessus. Mon père a tracé les lettres, ma mère fait les points sans doute. gare à qui se trompe de semaine.
Le café au lait dans des soupières le matin comme la soupe le soir, à la louche toujours.
Les pâtes de fruits au goûter alternent avec les barres de chocolat qu’on étale sur les tranches de pain après les avoir ramollies dans le thé chaud.
Tout arrive en soupière, le café au lait, la soupe, la salade. Les grands plats longs de gnocchis. En soupière ou en grands plats longs en inox.Le thé est servi en broc d’inox. Tout fait du bruit, rien n’est bon jamais.
Ce long trajet dans la nuit de la gare routière au portail du lycée. Dimanche soir, j’ai dix ans.
La douche une fois par semaine dans les vestiaires du gymnase. Il n’y en a pas dans les dortoirs. Je laisse couler l’eau pour faire illusion sans me déshabiller. Il fait trop froid.
Lire pendant toute l’étude du soir après le repas. Je n’ai rien d’autre à faire. Je travaille vite.
Longtemps j’ai cru ces souvenirs sortis de mes lectures. Les désarrois de l’élève Törless ? Il m’a fallu voir des photos du réfectoire pour savoir que c’était vrai. Le lycée Jeanne d’Arc de Clermont-Ferrand construit entre 1894 et 1899 est classé depuis 2001. Il est réputé être « l’un des plus beaux exemples de construction scolaire de la Troisième république ».
L'émerveillement vient sans doute d'y avoir survécu.
» Les pâtes de fruits au goûter alternent avec les barres de chocolat qu’on étale sur les tranches de pain après les avoir ramollies dans le thé chaud »
et parfois un morceau de sucre remplaçait le chocolat…
Merci Danièle pour avoir réveillé ce souvenir à l’heure du goûter et pour tous les autres aussi très évocateurs.
Moi ausi, ça m’est revenu en écrivant.
Etrange, ces souvenirs dont on oublie qu’il sont les siens ! Je te remercie beaucoup. Ma mère était au pensionnat. Elle en a peu parlé, très peu. Sinon pour dire qu’elle n’avait pas aimé ça. J’ai un instant songé lui imprimer et envoyer cette page, mais enfin, il s’agit d’une autre époque (elle a 85 ans) et d »un autre pays…
(L’été dernier mon frère me rapportait qu’un scandale énorme avait été soulevé en Belgique par un documentaire sur les abus sexuels commis par des prêtres dans des internats en Flandres.)
Heureusement c’était un lycée laïc. En 1960, rien n’avait changé depuis le 19eme siècle, mais en plus on subissait la surpopulation, résultat d’un accès plus important au lycée.
En 1964-1965 les choses ont changé, petits refectoires à table de 6, box de 2 ou 4 dans les dortoirs et douches. En 1968, année du bac, tout a changé…et plus de frites aux repas, mais l’internat a fermé très vite pour de grandes et merveilleuses vacances. Au contraire de cet enfer heureusement mes parents étaient extrèmement libéraux.
Chaque seconde de cette vie pensionnaire accroche, rappe, écorche, en filigrane voilà les solidarités, les escapades, les petits arrangements. On en sort – après bien des années et avec la conclusion, ville, nom de l’école, son devenu – prête à la suite : une exploration de Clermont aujourd’hui ? Un fait historique exploré seconde après seconde ? La sage de telle famille ? Les faits installent une broderie (ou plutôt un petit théâtre car le rapport son/silence est important) qui ne demande qu’à être déployé entre profondeur et apparence,
merci Catherine. C’est vrai le rapport son/silence, je ne l’avais même pas remarqué.
j’admire et me dis que j’avais sans doute tort de redouter tant le pensionnat que la seule menace »tu iar à la Légion d’honneur » suffisait à me faire tolérer l’externat chez les Dominicaines…. cela semble avoir laissé place à quelques émerveillements (nous les pommes c’était d’écraser les pommes de la cantine sur le poèle en fonte de la lasse et les manger en compote au bague goût de fonte) et forgé beau caractère
Merci Brigitte pour tes souvenirs. Mon internat n’était pas une punition, juste l’obligation pour une enfant qui vivait à la campagne. Seules les conditions matérielles étaient sévères, la discipline se réduisait au minimum : pas de chahut !