Différente. Au milieu de toutes les autres mes semblables.
Différente sans que personne le perçoive. Identique à toutes les autres.
Différente à l’intérieur, cherchant à se fondre dans la masse, ne rien laisser paraître, le sentir très fort.
Les feuilles de tilleul de la cour d’école, le sable, le jardin, la maison.
Différente sans drame, seule par choix, pas isolée ni exclue
Je ne me prête pas aux mêmes jeux, je ne crois pas aux mêmes choses, ce n’est pas inconfortable
Plutôt une force tranquille, de distinction sereine et bienveillante
Est-ce le fait d’être l’ainée, est-ce le fait d’être fille au milieu de garçons, j’aime mon petit monde à ma mesure
Ai-je envie de me fondre, pas du tout
une sorte de supériorité intime
Différente pourquoi. Car le monde devient plus grand , moins familier et que de cette différence elle n’est plus certaine. Elle n’a plus de repère, elle se perd. Elle se questionne, qui est-elle et qui sont les autres ? Comment les situer, comment savoir ce qui les occupe à l’intérieur ?
Les indices même sont muets. Elle se retranche. Quelques mains tendues déçoivent ou s’écartent. Le monde devient étrange et ses contours flous. La ville est muette, inaccessible, impénétrable. Elle n’en connait pas les codes ; ils lui font peur. Des murs, des portes ou des fenêtres qu’il est bien plus difficile de franchir que de se faufiler entre les arbres même dans le noir.
Elle se clive. L’intérieur ne coïncide plus avec l’extérieur. Elles sont deux. L’une qui donne le change et l’autre qui ment.
Différente parce que double et fêlée. Amoindrie par cette cassure. Elle a besoin de se cacher. Elle ne se retrouve plus elle-même, ne sait où se chercher.
Il lui faudrait un guide, un modèle. Elle essaie, ne trouve pas, cherche encore, abandonne, se laisse flotter comme une algue au gré des courants, des rencontres, des impasses. Tout était si simple parmi les garçons et les champs, quand il ne s’agissait que de jouir des ciels immenses et du regard patient des vaches. Personne ne voit son trouble. Elle se recroqueville, s’isole. Ce n’est plus comme de marcher devant, c’est être en arrière, à la traine. La malédiction d’être une fille parmi les garçons. Le temps passe, pas si vite pourtant.
Elle se souvient pourtant de matins lumineux où tout semblait simple à marcher parmi les herbes folles.
Elle pourrait retrouver cette sensation de plénitude, de liberté, de simplicité.
L’énergie la guidait, elle voyait très bien l’avenir, simple, tout tracé.
Pas si bien justement, car elle refuse ce qui est tout tracé. Ce n’est pas ce qu’elle veut, c’est autre chose, elle ne sait quoi. Elle essaie des choses, trop timides pourtant. Il faudrait de l’amplitude, de l’ampleur, du risque peut-être. Elle ne le prend pas, quelque chose la retient. La malédiction d’être une fille, même différente, peut-être.
Pourquoi recule-t-elle maintenant ? Pourquoi cette voie moyenne, alternative certes, sans grandeur non plus. Elle n’ose pas autre chose. Elle se trompe.
Elle se case, elle abandonne, elle renonce.
Elle ne le sait pas encore, elle croit faire un choix hors norme, exceptionnel, courageux, différent.
Je vois pourtant de quoi elle était capable, différente et fière. Je la vois si solide, elle ne l’était pas.
Je la vois qui supporte, qui s’ennuie, qui erre parmi le monde.
Elle est forte encore et ne rompt pas. Jamais. Elle chancelle.
La chute la libère. Une chute vertigineuse. Elle pleure beaucoup. De dépit aussi.
Qu’y a-t-il de pire que de chuter en ayant choisi la prudence, ce qui était presque la prudence.
Elle a dix ans à nouveau. La certitude de sa différence. Tout peut être à nouveau lumineux, improbable, non écrit.
Tout ce temps perdu, pas tant que ça en fait. Le temps de se trouver, de comprendre sa différence, d’essayer de devenir bienveillante pour elle et pour les autres. Pas si différente des autres. Hommes et femmes.
Très touchant. Ce texte pourrait presque s’appeler « Grandir »…
Merci. Grandir ou vieillir.
« L’une qui donne le change et l’autre qui ment », c’est très fort
et le Temps avec sont grand T (comme terrible) qui plane au-dessus de tout comme un rapace
Merci. En essayant de suivre rigoureusement les articulations du texte de Bonnefoy, j’ai réussi à le comprendre. Merci François.
En revanche, je n’ai pas réussi à y mettre, contrairement à toi, et à Bonnefoy du concret. Et ça reste un peu « jus de tête »,mais l’exercice était passionnant.
Très beau, très touchant ce parcours, très intéressant, et cette possibilité de retrouver la solitude et la confiance justes de l’enfance (l’orgueil de sa différence ) et s’en trouver encore soutenue.
Merci véronique