#enfances #02 | Ô Fortuna !

L’armoire

On va refaire les « chambres du haut », peintures, tapisseries, il est temps d’éclaircir ces pièces aménagées dans les années 30… Le vieux papier peint à rayures se décolle par lambeaux, l’éponge imbibée de St Marc chaude et les spatules achèvent le travail. Première surprise, sous l’épais papier poussiéreux, des feuilles de journaux recouvrent le plâtre, la presse fin de siècle nous distrait un moment et confirme l’âge des lieux, 186… On pousse les lits au centre des deux pièces, restent en place deux armoires et une lourde commode à tiroirs couverte d’une plaque de marbre rouge, nous les écarterons d’un mètre de façon à travailler à l’aise. Pousser, tirer, impossible, immobiles depuis longtemps, les « mastocs » résistent, se bloquent dans les lames du parquet. P. propose de les soulever légèrement, de passer un tapis-patin qui fera glisser chaque meuble sans s’épuiser. Trois paires de bras font effort quand apparaît la deuxième surprise ; des deux pieds avant de la première armoire se détachent de petites cales rondes, presque noires, aux reflets cuivrés, pas de doute, des petites pièces de monnaie.

« C’est là qu’ils cachaient leurs Louis d’or ! » C’est A. qui pousse ce cri, ramasse une des piécettes, la frotte entre deux doigts… « Cinq centimes Napoléon III, un sou, on ne va pas faire fortune ! ». Au total, nous avons trouvé quatre sous, deux Empire, deux République.

On avait rêvé un moment sur la plus noire des pièces, l’astiquage au « Mirror » nous a détrompés…

Le tiroir

« Le bonheur d’empoigner au ventre par son nœud de porcelaine… » Ponge, Les plaisirs de la porte

Une table de chêne sombre, lourde, noire, quasi, plateau rectangle à fonction de bureau, comportant, sur un de ses petits côtés, un tiroir, chargé d’on ne sait quoi, d’une ouverture peut-être difficile. A la recherche d’allumettes, j’empoigne la boule de bois fichée au centre, produis un puissant effort de traction, je connais la résistance opposée par ce compartiment au coulissage variable en fonction de l’hygrométrie du moment ; au vu du geste, au bruit provoqué – tintement, frottements, bascules -, le trio de visiteurs, gagné par la curiosité s’est relevé, retourné, m’entoure, fait cercle.

Le premier objet brandi est un coupe-papier. Dans sa tranchée, un poilu l’a coupé, martelé, décoré de petits blocs carrés en relief, dans une pièce de cuivre rouge, de provenance incertaine, comme il en subsiste sans doute encore dans nos champs ; il a la forme arrondie d’un petit cimeterre, la lame gravée dit « Verdun 1916 ». Viennent ensuite des boîtes de toutes sortes, métal, carton, étuis, simples ou doubles munis ou non de charnières, un peu de rouille rend leur ouverture difficile, requiert un effort manuel ; deux boîtiers métalliques d’aiguilles de phonographe, l’un de marque Bohin, l’autre, américain, décoré d’un chien et d’un bébé, « His master’s voice », les contenus sont oxydés, dessinant sur les aiguilles les anneaux d’un jeu de Mikado miniature ; boîtes de plumes, dont une Sergent-Major représente la bataille de Lodi, un porte-drapeau ressemblant vaguement à Bonaparte, mène la charge des bleu-blanc-rouge contre un ennemi qu’on ne voit pas ; dans le petit boîtier, les plumes apparaissent rangées, emboîtées, certaines superposées, prêtes à être glissées dans la fente d’un porte-plume, sucées quelques instants, avant de plonger dans l’encrier de porcelaine blanche, qui sait quel potentiel littéraire recèlent à leur insu ces pointes inoxydables, si précises, endormies à jamais… ; invisibles au premier regard, on peut, en tendant le bras, rapporter du fond plusieurs boîtes d’allumettes « gros module », au motif du casque gaulois, dont la présence ne s’explique pas d’emblée, elles sont lourdes d’un contenu que j’agite aux oreilles du trio curieux, l’ouverture révèle des allumettes et des « bâtons » de couleur brique, de section carrée, de longueur variable, certains paraissent entiers, d’autres, plus courts, sont noircis à une extrémité. Sur la cheminée, j’attrape un chandelier, allume sa bougie, saisis un bâton entre pouce et index, l’approche de la flamme ; il ramollit, se tord, grésille un temps, puis répand une large goutte rouge sur une feuille de papier placée au-dessous ; avant qu’elle ne fige, je presse le cachet de mon grand-père, le greffier de justice, la marque du tribunal, l’allégorie de la balance s’imprime dans la pâte. J’ai terminé ma démonstration, le bâton de cire rangé dans sa boîte au casque ailé, je peux empoigner le gros bouton de bois et, m’aidant du ventre, repousser le tiroir dans son étroit logement.

Le débarras

Notre instituteur collectionnait les cartes postales, il en possédait des centaines, en remplissait des casiers qu’il bricolait au format idoine, les rangeait dans le débarras, au fond de la classe, sur des étagères où elles côtoyaient la papèterie usuelle, cahiers, plumes, doubles décimètres, manuels de toutes matières, encriers encore immaculés… Ce débarras, fermé par une porte pleine, servait aussi de « piquet » pour les élèves indisciplinés, bavards irrépressibles ou punis pour faute liée au travail scolaire. Nous étions une demi-douzaine à le connaître en détails, à en avoir fait quasi l’inventaire pour cause de tapage, de cahier oublié, de leçon non apprise. A la récréation se déroulaient d’étranges négociations, langage codé aux vocables brefs : Alpes, Cathédrales, Gares, Monuments aux Morts, Villes d’eau, Afrique Occidentale… , désignant les centres d’intérêt de collectionneurs timorés, prêts à tout pour obtenir quelques cartes postales volées à la collection du maître… à tout sauf  au piquet, à la punition écrite qui suivrait le séjour au débarras ; une véritable bourse se tenait dans un angle de la cour, les « kamikazes » revenaient du débarras les poches pleines d’images fabuleuses, obtenaient en échange sucreries, billes, soldats de plomb… Le maître fermait-il les yeux sur ces pratiques illicites, je me le demande, il encourageait peut-être par ce biais notre intérêt pour la géographie…?