Monsieur Rutabaga,
Son nom exact, je l’ai oublié. Rutabaga c’était le surnom que lui donnait certains élèves car il avait écrit un livre qui s’appelait « les rutabagas ». Chaque dernier cours avant les vacances scolaires, il nous lisait un livre. Nous l’écoutions attentifs, embarqués par l’histoire et l’heure passait trop vite. Le premier c’était La planète des singes, puis Les Chroniques martiennes.
Monsieur Corleone,
Son nom aussi je l’ai oublié. Du parrain, il avait les grosses bagues en or à chaque main, une montre gousset -il disait à qui voulait l’entendre qu’il se l’était offerte après son divorce- et aux beaux jours la chaine à gros maillon autour du cou. Non, la chaîne à gros maillons, c’était la fois où nous l’avons vu dans sa voiture décapotable roulant sur le boulevard de Strasbourg. Ce jour là, il portait un blouson de cuir, sur une chemise ouverte pour que tous voient bien sa chaîne en or.
En classe, il portait toujours un complet trois pièces. Il entrait dans la classe, il posait un cigare à peine éteint sur le coin du bureau. Nous devions attendre debout qu’il donne l’autorisation de s’assoir, il prenait beaucoup de temps pour poser son cartable, nous regardait puis enfin donnait son accord.
Le rituel était toujours le même, il sortait son cahier, qu’il appelait « registre des punitions » et faisait venir à côté de lui sur l’estrade l’élève « justicier », nommé en début d’année après étude minutieuse de la liste de classe. Le rôle du justicier était d’appeler un à un les collégiens qui devaient ce jour là rendre un devoir suite à une punition. Parfois il s’agissait simplement d’un mot signé par les parents, idéalement le chef de famille c’est à dire le père, attestant qu’ils avaient bien pris connaissance de l’ineptie de leur progéniture. Dans mon cas, mon père ne les lisait plus et les signait les yeux fermés. Les familles n’attendaient qu’une chose, que Corleone parte à la retraite.
Madame Abraca,
Avec Diane nous allions passer la porte du collége Peiresc, juste avant qu’elle ne se ferme. Et là, nous voyions Elise, une fille de notre classe, se faufiler entre les élèves pour ressortir dans la rue en nous disant « Le prof de français est malade, il n’y a pas cours jusqu’à neuf heures, je rentre chez moi ». Elle habitait si prés qu’elle ne partait de chez elle que lorsque la première sonnerie retentissait. Qu’est ce qui nous est passé par la tête ce jour là à Diane et moi ? Nous sommes restées dehors. Les portes se sont fermées et nous avions une heure entière devant nous. Sans rien d’autre dans nos poches que la carte de bus et avec sur le dos notre gros cartable de sixième. Après quelques hésitations, nous avons pensé à faire le tour du bâtiment pour découvrir les rues du quartier. A peine avions-nous tourné le premier coin que nous tombons sur Madame Abraca, notre professeur de mathématique. Elle nous faisait un peu peur Madame Abraca. Elle ne supportait pas le bruit que faisait les chaises de classe sur les dalles en pierre du sol. De sa voix aigüe, la première semaine elle a compté à haute voix les raclements et le troisième fautif est allé au tableau pour résoudre un exercice. Elle avait un carnet où elle notait les résultats de ces interrogatoires et en tenait compte pour amender le résultat du contrôle suivant. La deuxième semaine, elle ne comptait plus que jusqu’à deux. Puis ensuite nous étions très silencieux avec nos chaises. Nous l’appelions Abracadabra, mais jamais devant elle, nous n’aurions jamais osé. Donc ce jour là, Diane et moi, nous tombons sur Madame Abraca. Elle nous arrête au milieu du trottoir et nous demande ce que nous faisons là, au lieu d’être au collège. Un peu gênées nous expliquons que le professeur de Français n’étant pas là, nous reviendrons à neuf heure. Nous lui assurons que nous n’avions pas encore franchi le portail, nous ne sommes donc pas ressorties, ce qui était interdit. Mais que nous l’avions appris de quelqu’un qui sortait. Elle nous a observé longuement avec ces yeux sombres et ses sourcils froncés. Nous étions penaudes, mais ne nous sentions pas entièrement fautives. Tout à coup, son expression s’est adoucie. Il y avait une boulangerie un peu plus loin sur le trottoir qui faisait aussi salon de thé. Elle nous a dit de venir avec elle et nous a offert un chocolat chaud à chacune. Je crois qu’elle a pris du thé. Pendant que notre tasse refroidissait, elle nous a expliqué que le quartier du port était dangereux pour deux petites filles et qu’il ne fallait plus se promener seules.