Là. Toujours petite au pied du haut mur de la grange dont l’éboulement se poursuit. Là mais où exactement ? Tout a changé : l’écroulement progressif de la fière grange théoriquement classée se poursuit inexorablement, sous l’œil du public que l’on prévient à coups de panneaux et de grilles qu’il y a risque d’effondrement. Interdit de s’approcher. Spectacle d’une lente agonie offert aux passants du nouveau quartier qui encercle la ferme en attendant le coup de grâce des promoteurs immobiliers. Elle est là, comme avant. Où sont les champs qui répondaient à la présence de la ferme au bord du plateau comme une mer aux froissements d’épis et de grains en attente. Où les tracteurs qui sortaient fièrement vers la terre cultivée ? Où la moissonneuse ? Où le hangar de l’intérieur – des ronces à la place ? Où le rosier grimpant jusqu’à la fenêtre de la chambre, où les outils de l’atelier ? Retrouver. Se retrouver. S’y retrouver. Impossible. Elle a beau retourner dans tous les sens le temps, l’espace, se retourner, y retourner, elle est perdue. Le refuge est perdu. Qui pour comprendre, l’écouter raviver en les évoquant les fêtes du domaine des granges. Elle est là, plantée au pied d’un mur dangereux pour le public, c’est écrit. Là à regarder le toit de l’ancienne maison familiale que font semblant de protéger de dérisoires bâches comme pour dire aux passants qui ne savent rien de l’avant : voyez, on fait quelque chose sur place. Là, si petite à chercher un chemin qui n’existe qu’au-dedans. Là à voir des traces, dans le mur, dans les volets fermés, dans les cailloux, dans les éboulis, dans le lierre qui s’agrippe aux blessures des interstices. Là, sidérée par le contraste : de l’autre côté de la rue qui donnait sur les champs, un magnifique écoquartier tout noir a surgi, des cubes à vivre dont certaines fenêtres donnent sur la vieille ferme. Que pensent les gens, le soir, en descendant leurs volets roulants en face de la ferme abandonnée ? Elle voudrait leur dire, tout leur expliquer mais à quoi bon, les temps changent, ils sont contents dans leurs appartements au carré. Elle est encore plus petite dans l’incompréhension, dans l’impossibilité de dire, de revenir dans le domaine si près et si loin dans le même temps. Il y a danger d’effondrement, les grilles s’interposent. Elle ne peut même plus toucher le mur des lamentations. Reste l’éloignement, pour tenter d’autres retrouvailles : la route qui descend vers l’église saint Martin ressemble à ce qu’elle était, c’est déjà ça. Au moins, elle peut l’emprunter comme un ruban de goudron, un baume qui lui permettra peut-être de s’en sortir en ne revenant plus jamais là.
J’ai beaucoup aimé ce texte, toute l’émotion qui se dégage, tristesse et nostalgie et sentiment d’inexorable « Elle a beau retourner dans tous les sens le temps, l’espace, se retourner, y retourner, elle est perdue. «