#Enfances | Dentiste


Elle touche délicatement la partie renflée, la peau chaude, rougie, les battements du pouls sensibles sur sa joue déformée. Touche pas. La mère pose une main sur son front, soupire. Un hamster, dit la mère, ta joue gonflée comme si tu transportais des provisions dedans. Heureusement c’est mercredi, pas d’école, la mère ne travaille pas, elle appelle les dentistes au téléphone. Deux soeurs amies de la famille qui n’exercent pas ensemble, un jour l’une un jour l’autre, sans que l’enfant différencie ces deux femmes grandes, brunes, en blouse blanche. La fièvre plus légère que la douleur, des élancements du nerf jusque dans l’oreille, l’oeil qui coule. Elle connait cette douleur qui la visite souvent, les abcès à répétition sous les molaires de lait. La mère lui donne de l’aspirine, pastille blanche qu’elle doit avaler avec une gorgée d’eau, laisser le comprimé glisser dans sa gorge, emporté par l’eau fraîche qu’elle fait couler du verre entre ses lèvres. Mais elle laisse l’aspirine se désagréger sur sa langue, amère, farineuse. La douleur s’estompe. Assise à l’arrière elle regarde le paysage changer, la mère s’engage dans des rues inconnues, elle voit des piétons sur le trottoir, au feu rouge ils traversent devant la voiture arrêtée, zut on se tape tous les feux, dit la mère qui regarde sa montre; la douleur est revenue. Ces boutiques qu’elle n’a jamais vues sont les lieux familiers d’autres gens, cette vérité la stupéfie. Elle remonte le col de son sous-pull pour mettre sa joue au chaud, le tissu est synthétique, si elle le frotte d’une certaine manière il lance d’infimes étincelles craquantes. Ne se repère qu’une fois la voiture garée devant l’immeuble des dentistes. Ascenseur. La porte du cabinet à la plaque de cuivre luisante, reste entrouverte, la mère la pousse, elles vont s’asseoir dans la salle d’attente parmi les odeurs de désinfectant. La mère saisit un magazine sur la table basse, qu’elle feuillette. L’enfant entend le frottement des pages rapidement tournées et, derrière la cloison, le bruit aigu de l’appareil de la dentiste qui frotte sur la dent, les mots qu’elle adresse à la personne dans le fauteuil. Ça dure. Elle a très mal à la tête, c’est la fièvre dit la mère qui a emporté l’aspirine et demandera un verre d’eau à la dentiste, il faut attendre un peu. Le parquet craque sous le poids de la personne qui s’en va en remerciant puis en disant à mercredi prochain; tapement des talons, la dentiste n’entre pas dans la salle d’attente mais du couloir leur fait signe de venir en souriant, en bougeant les doigts devant son visage. La mère l’embrasse, elles s’appellent par leur prénom. L’enfant grimpe dans le fauteuil épais couvert de plastique, se sent minuscule, comme si son corps se rétrécissait dans ce siège démesuré. Elle regarde la lampe énorme au bout du support articulé, les plateaux en inox, le petit miroir rond au bout du manche métallique, les instruments fichés dans leur support. La dentiste s’assoit sur le tabouret à roulettes, fait basculer l’enfant sur le fauteuil doucement vers l’arrière, s’approche sans interrompre la conversation avec la mère qui donne des nouvelles de chacun des membres de la famille puisqu’elles ne se voient jamais ailleurs que dans ce cabinet. L’enfant ouvre la bouche, regarde la dentiste penchée sur sa dent, ses boucles d’oreilles en or, la dentiste répond à la mère derrière un masque en papier, le petit miroir rond cogne sur l’émail des dents. La dentiste s’éloigne choisir ce qu’il faut visser sur la fraise, murmure tu es prête ça va pas être long. La lampe diffuse une lumière chaude sur son visage, elle inspire, se concentre sur ce moment qui ne va pas être long, bruit de l’instrument qui tourne à vitesse folle, cri de la dent percée, la douleur l’envahit entièrement puis un goût infect lui vient dans la bouche. La dentiste repose la fraise; de l’eau coule d’un robinet qu’elle ouvre en pressant une pédale, remplit un gobelet en papier au bord arrondi. Crache. L’enfant tend sa main tremblante, s’applique pour ne pas renverser, aspire l’eau, crache dans le petit lavabo et remarque une fêlure jaunâtre dans la faïence; il y a des choses brunes et rouges mêlées à sa salive, elle crache encore puis s’essuie avec un papier trop lisse et trop rigide pour essuyer bien. Le fauteuil se relève. La dentiste écrit l’ordonnance pour les antibiotiques au goût de banane qu’elle tend à la mère en refusant d’être payée. La mère vérifie qu’elle n’a rien oublié. Tu as ton manteau? Les femmes s’embrassent. À mercredi prochain. Dans l’ascenseur elle demande à la mère comment elle a fait pour savoir que la dentiste, c’était Jacqueline.

A propos de Juliette Keating

Vit et travaille en région parisienne. Autrice, elle a publié un roman "Awa" (éditions le Ver à soie), un recueil de portraits de jeunes gens illustré par Béa Boubé "Blaise, Léa et les autres…" (éditions Libertalia) et deux romans jeunesse (Magnard). Contributrice à la revue culturelle délibéré.fr.

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